Lettre 1599 : Pierre Bayle à Adrien Maurice, duc de Noailles
• [Rotterdam, le 7 mai 1703] Monsieur [1] Si je me suis contenté de vous assurer de mes tres profonds respects par Mr Basnage [2], c’est à cause que je me trouvois trop petit pour me donner la hardiesse de vous en assurer moi meme. L’elevation où vous etes, Monsieur, par vos dignitez, et par le lustre de votre haute naissance n’etoit point la seule / barriere qui m’empechoit d’aborder, je craignois et je respectois encore plus la grandeur de votre merite, plus relevé encore que celui de votre fortune. Ce que j’en savois, Monsieur, et que Mr Basnage me faisoit si bien con[n]oitre en detail, lui qui a eu le bonheur de s’entretenir avec vous, me reduisoit à l’admiration tacite. Mais puis que pendant que je n’osois m’elever jusques à vous, il vous a plu, Monsieur d’avoir la bonté de descendre jusques à moi, et de m’accorder la permission de vous ecrire, je profiterai de cet avantage, et j’aurai l’honneur de vous asseurer aujourd’hui que je compte pour le plus grand bonheur de ma vie, et pour la plus grande gloire qui puisse jamais m’arriver les marques que j’ai recues de votre bonté confirmées si obligeamment par la belle lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire [3]. /
Le philosophe le plus stoïque ap[p]rendroit dans une telle conjoncture qu’il y a des passions raisonnables : il ne pourroit moderer sa joie lorsqu’il se verroit honoré d’un accez aupres d’un Grand qui aime les sciences, et qui veut bien dispenser les hommes de lettres de l’observation des ceremonies. Mr Basnage m’est caution, Monsieur que vous avez l’indulgence de m’en dispenser. Aussi m’en a[c]quit[t]erois-je tres mal, mais en recompense j’aurai toute l’attention du monde à remplir vos ordres, et à conformer les lettres que vous me permettrez d’avoir l’honneur de vous ecrire, au plan que je jugerai repondre le mieux à votre intention. Comme vous aimez les livres, Monsieur, ce ne sera pas vous fatiguer, que de vous rendre compte de ce que nos libraires font paroitre. Je partagerai avec / Mr Basnage ce soin-là, et je m’en ferai un plaisir incomparable.
On rimprime à La Haie les Essais de lit[t]erature qui paroissent à Paris depuis le mois de juillet dernier [4]. Le libraire de La Haie y fait ajouter quelques notes marginales, dont il y en a une qui porte que l’on execute en Allemagne un pareil dessein qui est un peu plus etendu. Cette observation n’est point juste, il faut laisser à l’auteur des Essais la gloire de l’invention. Ce qu’on fait en Allemagne depuis l’an 1700 sous le titre d’Observationes selectæ ad rem litterariam spectantes, et dont on donne à Hal 2 tomes toutes les années [5] est un recueil de dissertations sur la physique, sur la medecine, sur la chymie, sur la morale, sur la politique, sur le droit, etc. à quoi on en mele quelques unes sur l’histoire et les ouvrages de quelques savan[t]s.
Je m’arrete ici, Monsieur, pour ne pas trop abuser de votre patience dès la premiere fois, et j’ai l’honneur de vous dire que je suis avec le plus profond respect, Monsieur, votre tres humble et tres obeissant serviteur
A Rotterdam le 7 e de mai 1703.
Notes :
[1] Adrien-Maurice comte d’Ayen, futur duc de Noailles (début 1704), avait épousé, en avril 1698, Françoise Charlotte Amable d’Aubigné, dite M lle d’Aubigné, nièce de M me de Maintenon. Il était lié avec Boulainviller et fut l’objet de l’exécration de Saint-Simon, qui lui attribue « une profondeur d’abîme, une fausseté à toute épreuve, une perfidie aisée et naturelle, accoutumée à se jouer de tout, une noirceur d’âme qui fait douter s’il en a une » (éd. Boislisle, xxii.195 ; éd. Coirault, iv.364). On ne sait pas au juste pourquoi Bayle entre en correspondance avec le duc de Noailles, si ce n’est par le texte de la présente lettre : il semble que Jacques Basnage se soit entretenu avec Noailles et qu’il ait obtenu la permission pour le philosophe de lui adresser des lettres concernant ses propres compositions et les dernières nouvelles de la République des Lettres. Il est possible aussi que Daniel de Larroque ait recommandé Bayle auprès du duc de Noailles, car, dès son entrée au service de Torcy comme traducteur, après le mois de juillet 1700, Larroque avait été affecté auprès du duc de Noailles et du duc de Bourgogne : voir Lettre 1664, n.11, et J.C. Rule et B.S. Trotter, A World of paper : Louis XIV, Colbert de Torcy, and the rise of the Information State (Montréal 2014), s.v.
[2] Plusieurs lettres de la correspondance de Jacques Basnage avec le duc de Noailles ont survécu : voir l’édition établie par M. Silvera (Amsterdam, Maarssen 2000), s.v.
[3] Cette lettre du comte d’Ayen à Bayle ne nous est pas parvenue.
[4] Sur cette édition hollandaise des Essais de littérature d’ Anthelme Tricaud, voir Lettre 1598, n.1.
[5] Bayle avait reçu les deux premiers volumes du périodique lancé par Christian Thomasius, Observationum selectarum ad rem litterariam spectantium (Halæ Magdeburgicæ 1700-1705, 8°, 11 vol.) : voir Lettre 1507, n.3, et 1512, n.4, et M. Beetz et H. Jaumann (dir.), Thomasius im literarischen Feld. Neue Beiträge zur Erforschung seines Werkes im historischen Kontext (Tübingen 2003), qui comporte une « Bibliographie der Thomasius-Literatur 1996-2001 », p.221-232, établie par F. Grunert ; voir aussi, sous la direction de ce dernier la Bibliographie der Thomasius-Literatur 1945-2008, à l’adresse : http://www.izea.uni-halle.de/cms/fi....