Lettre 1612 : Pierre Bayle à Jean-Jacques Le Révérend, marquis de Bougy
[Rotterdam, le 12 décembre 1703] Monsieur [1] Je ne recus qu’hier apres midi la lettre que vous me fites l’honneur de m’ecrire le 4 e de ce mois [2], et c’est l’unique raison pourquoi je n’ai pas eu plutot l’avantage de vous faire mes tres humbles remerciemen[t]s.
Il est certain, Monsieur, que les faits que vous avez la bonté de m’ap[p]rendre ruinent absolument l’anecdote que le Mercure galant a debitée, et confirment ce que l’on a vu dans des livres imprimez et citez dans la Reponse aux questions d’un Provincial, savoir que Mr de Turenne se trouvoit campé à l’avantage, et dans une esperance certaine de bat[t]re les ennemis, lors qu’il fut tué [3]. Il est certain d’ailleurs que le mensonge debité par le Mercure / galant consideré dans les circonstances qui l’accompagnent, et qui sont tres fausses, savoir que les ennemis aiant profité de leur poste, et encouragez par la nouvelle de la mort de Mr de Turenne aiant voulu executer leurs projets, trouverent Mr de Lorge si bien preparé qu’il les renversa, et les bat[t]it à plate couture, il est certain, dis-je, que ce mensonge ne sert plus de rien à la gloire de Mr de Lorge dès qu’on montre qu’il n’est pas vrai qu’il ait eté attaqué dans le pretendu poste desavantageux où Mr de Turenne s’etoit vu. Mais neanmoins, ce mensonge-là peut servir d’excuse à Mr de Lorge de s’etre retiré, et comme tout ce qui peut servir d’excuse aux disgraces d’un general arrete le declin de sa gloire, • ou en empeche l’obscurcissement, il est vrai de dire qu’il reja[il]lit quelque chose d’avantageux sur le marechal de Lorge de ce que son oncle se seroit laissé duper.
Je suis bien aise d’ap[p]rendre que le fait de la medaille de Catherine de Medicis [4] a du fondement, et je ne doute point que la Reponse aux questions l’aiant combat[t]u, cela ne produise un entier eclaircissement, parce que Mr d’Avaux se verra persecuté par tous les medaillistes de Paris de se declarer ou pour la negative ou pour l’af[f]irmative, puisqu’on l’a mis publiquement en jeu. /
Il en sera de meme du 3 e fait savoir des honnetetez du pape pour la flot[t]e protestante [5]. Depuis qu’une fois ce fait a eté publiquement mis en probleme, les Anglois qui en sauront la certitude ne manqueront pas de parler, et de fournir les preuves authentiques pour guerir les incredules. Voila Monsieur combien il est utile d’attaquer les relations peu vraisemblables, mais veritables pourtant quelquefois. Le choc qu’on leur donne fait parler ceux qui savent la chose qui sans cela seroient demeurez dans le silence.
Je vous ai mille obligations Monsieur de toutes vos honnetetez et je serois tres heureux si la saison me permettoit d’en profiter et de jouir de tous les charmes de votre conversation [6].
Si je suis privé de cet avantage, j’espere que je ne le serai pas de celui de faire valoir en tem[p]s et lieu les faits que vous avez eu la bonté de me communiquer. Je suis avec toute la reconnoissance et tout le respect imaginable, Monsieur, votre tres humble et tres obeissant serviteur
A Rotterdam le 12 e de dec[embre] 1703. •
Notes :
[1] La présente lettre est adressée à un correspondant qui réside aux Provinces-Unies : par analogie avec les Lettres 1616, 1624 et 1629, il est tentant de voir en lui le marquis de Bougy. Voir aussi ci-dessous, n.6.
[2] Cette lettre du marquis de Bougy à Bayle est perdue.
[3] Henri de La Tour d’Auvergne (1611-1675), vicomte de Turenne, est mort à la bataille de Salzbach le 27 juillet 1675. Dans la RQP, §XXVII, Bayle commente le récit de Courtilz de Sandras, dans sa Vie du vicomte de Turenne, par M. Du Buisson, premier capitaine et major au régiment deVerdelin (Cologne 1685, 12°). Il y renvoie aux NRL, juillet 1685, cat. i, et aux Acta eruditorum, mars 1686, p.130, et corrige une erreur de fait concernant les circonstances de la mort de Turenne. Il s’agit par ailleurs de Guy Aldonce II de Durfort, duc de Lorges, connu sous le nom de maréchal de Lorges, (1630-1702), le neveu de Turenne. Le récit mis en cause est celui du Mercure galant, novembre 1702, p.289 sqq. Voir aussi la Suite du Mercure : Relations des campagnes des années mil six cens soixante et quatorze, et mil six cens soixante et quinze, en Allemagne, jusqu’à la mort de Monsieur de Turenne (Paris 1675, 12°), qui comportent trois récits aux paginations distinctes : Relation de ce qui s’est passé dans l’armée d’Allemagne comandée par le vicomte de Turenne, depuis le commencement de 1674 jusqu’en 1675 ; Relation du combat de Sintzheim et du passage de Necre en l’année mil six cens soixante-quatorze ; Relation de la campagne de l’année mil six cens soixante-quinze [note manuscrite dans l’exemplaire de la bibliothèque de l’Arsenal : « par M. Deschamps gentilhomme »].
[4] Voir la RQP, §LIV : « Si Catherine de Medicis a fait frapper une médaille pour marquer le culte qu’elle rendoit au démon » : « La passion que l’on a pour les médailles feroit faire deux cents lieuës à certaines gens, pour voir un bronze aussi extraordinaire que celui où Catherine de Médicis auroit fait graver son culte du diable. Nouvelle raison de prier M. le comte d’Avaux, ou Mr le président de Mesmes, son neveu, de communiquer ce secret, puisqu’enfin la chose étant devenuë publique, et qu’on les avoit dénoncés sur le pied de dépositaires, qui satisferoient la curiosité de tout le monde. »
[5] Voir la RQP, §XXVIII : « Si le pape Innocent XII reçut dans ses ports la flot[t]e angloise » : « C’est pourqui je vous conseille de continuer à douter de ce qu’il [ Courtilz de Sandras] raconte [dans son ouvrage intitulé La Guerre d’Italie (Cologne 1703, 12°)] qu’en 1695 l’ admiral Russel[l] aiant amené sa flot[t]e sur les côtes d’Italie, les Genois prêterent quatre millions au roi d’Angleterre, et le pape lui même tout ennemi qu’il est des protestan[t]s, fut obligé de recevoir les vaisseaux anglois dans ses ports, et d’envoïer complimenter de sa part cet admiral, qu’il régala d’autres présen[t]s que de reliques. Je ne me souviens point d’avoir rien lû de cela dans les gazettes de Hollande, ni dans leurs commentateurs, et tous ceux que j’ai consultez m’ont répondu qu’ils n’en ont aucune idée. Comment seroit-il possible qu’un si grand sujet de triomphe, et une si ample matiere de réflexions et d’acclamations, eût laissé si peu de traces dans la mémoire de ceux qui lisent les écrits des nouvel[l]istes ? Doutez donc du fait jusques à ce qu’il soit attesté par des personnes plus croïables, que l’auteur dont il s’agit. C’est un homme qui veut se faire lire, et qui pour en mieux donner à garder, parle des choses comme témoin oculaire, quoi qu’il n’ait bougé de sa chambre. Il cherche à se débiter comme un grand regître d’anecdotes, il seme par tout des avantures qui puissent surprendre. » Dans la préface de la deuxième partie de la RQP, au §III, Bayle corrige son attribution de cet ouvrage, car il a découvert dans les NRL, juin 1704, p.697, qu’il est dû à « un certain M. de Grand-Champ, qui fut tué à l’attaque de la citadelle de Liège l’an 1702 ».
[6] Dans sa lettre du 28 juillet 1702 (Lettre 1572) adressée au marquis de Bougy, Bayle avait mentionné son souhait de rendre visite à son correspondant « avant que l’eté se passe [...] dans ce charmant logement dont Mr de B[e]auval m’a parlé, et où il m’a invité de votre part ». La remarque de la présente lettre semble reprendre le même propos et confirmerait ainsi l’identification du correspondant de Bayle.