Lettre 1618 : Pierre Bayle à Mathurin Veyssière La Croze
[Rotterdam, le 1 er mars 1704]
J’avois sujet de craindre de m’etre rendu indigne de l’honneur de votre souvenir, puisque je n’ai pas eu l’honneur de repondre à votre seconde lettre [1]. Je me suis reproché cette faute mille fois, j’en ai voulu mal à ma paresse qui se fortifie de jour en jour par le menagement que je dois avoir de toute necessité pour la santé. Votre lettre / du 19 e de fevrier [2] me console pleinement et me tire d’inquiétude : elle m’apprend que mon silence n’a pas eté mal interpreté, et ne me prive point de vos bonnes graces. J’en ai pour votre honneteté une reconnoissance que je ne saurois vous exprimer. Les remercimen[t]s que je vous dois, pour vos notes judicieuses, doctes, exactes, etc [3]. ne me sont pas plus faciles à décrire. Je vous demande donc la grace, Monsieur, de vous les representer aussi fortes [ sic] que vous pourrez, ne craignez point l’hyperbole.
Je marquerai incessamment à la marge de mon Diction[n]aire les corrections et les illustrations qu’il vous a plu de me fournir, et je marquerai toujours la source. Je vous supplie instamment de continuer. J’ai appris avec une joie extreme la justice qui vous a eté renduë. La charge de bibliothécaire du roi [4] votre maitre vous convenoit admirablement,
Il n’y a plus lieu de douter que Leon Hebreu ne fût fils d’ Abrabanel, et puisqu’il a été chretien, il faut dire qu’il se convertit. Un de ses freres, comme je l’ai rapporté, fit la meme chose : mais il est surprenant que ni Bartolocci ni Nicolas Antonio n’aient point parlé de la conversion de Leon Hebreu [6].
Aiant les comédies de Frischlinus [7], j’ai trouvé le passage que vous m’avez indiqué. Je suis bien seur que le fondement de cette infame plaisanterie est que Theod[ore] de Beze Apolog[ia] altera ad F. Claud. de Xaintes, repondant au reproche qu’on lui faisoit d’avoir epousé une garse [ sic], dit neque uxorem duxi cujus pudere possit Ecclesiam, cujus denique posteriora sunt, quæ honeste nominari non possunt, quam os tuum illud canicum, sive monasticum, quo tuum illud furfureceum numen exceptum voras, mundiora [8] . Cela ne se trouve point dans les derniéres editions, et je vous avouë que je n’ai point la premiére, mais dans l’exemplaire que j’ai des Œuvres de Beze de l’edition de Geneve 1582 à la pag[e] 36 du 2 e tome [9], quelc’un a ecrit à la marge les paroles que je vous ai copiées, et a marqué qu’il les tire de la 1 re edition. Beze auroit pu se passer de cette allusion à un passage que j’ai rapporté pag[e] 2247, Lettre d [10].
Il n’y avoit que peu de jours que la 2 e edit[ion] de mon Diction[n]aire etoit achevée, lorsque le hazard me fit trouver dans Plutarque Sympos. l[ib.] I, c[ap.] X, ce qui concerne Democrite [11]. J’ai envoié à Londres, depuis long-tem[p]s, cette petite addition pour la version angloise, à quoi on m’a dit qu’un libraire a fait travailler [12], et j’ai eu une occasion tres naturelle de marquer cette citation de Plutarque dans la suite de mes Pensées diverses sur les cometes qui est actuellement sous la presse [13]. La feuille où cela est fut imprimée il y • a environ 15 jours.
L’auteur qui a cité Volaterran in Declamat. ad Leu comme aiant parlé de la permission sodomitique accordée par Sixte IV est Johannes Lydius, dans ses Analecta in librum Nicolai de Clemangiis de corrupto Ecclesiæ Statu, pag[e] 9 circa fin [14]. Ces Analecta se trouvent derriére les œuvres de Clemangis, à l’édit[ion] de Leide 1613 [15]. Il est certain que Volaterran, Anthrop. l[ib.] XXII, ne parle pas de cela. Je viens de parcourir (mais fort à la hâte) la declamation d’ Agrippa In Lovan [16]. Je n’y ai rien trouvé touchant ce fait, et dans sa Vanité des sciences, il dit seulement que Sixte IV fit / etablir un bordel [17]. Vous avez tres bien deviné la source de cette mauvaise citation.
Puisque vous avez la bonté de me permettre de vous importuner, agreez, M[onsieu]r, que je vous [de]mande, s’il y a des livres imprimez avant la premiere equippée de Luther contre les indulgences [18] dans lesquels on trouve que Jean Huss avoit predit sur le bucher qu’au bout de cent ans il s’eleveroit un cygne qui chanteroit bien mieux que lui (qui n’etoit qu’une oie) contre les abus de l’Eglise [19]. Si cela ne se trouve que dans des auteurs postérieurs à l’an 1520[,] je ne donnerois pas un clou de soufflet de ce conte.
Il y a un Allemand qui publia environ l’an 1613 un livre intitulé Florum Flaminiorum seu Romanensium Papalium sive Bapalium, etc. Il se nomme Braunbom, et se surnomme
Je suis, etc.
A Rot[t]erdam le 1 er de Mars 1704
Notes :
[1] Cette lettre est perdue. La première lettre connue de Veyssière La Croze à Bayle est celle du 21 avril 1704 (Lettre 1626).
[2] Cette lettre est également perdue.
[3] Sur les articles du DHC où Bayle mentionne l’apport de Veyssière La Croze, voir Lettre 1573, n.7, 8, 10 et 11.
[4] Veyssière La Croze avait été nommé bibliothécaire de Frédéric I er, roi en Prusse, à Berlin : voir Lettre 1573, n.1.
[5] Application d’un formule de Clément Marot, Cinquante pseaumes de David (Genève, Jean Gérard 1543, 8°), épître dédicatoire au roi François I er .
[6] Bayle revient ici sur le texte du DHC, art. « Abrabanel (Isaac) », rem. I, où il hésitait sur ce point. Léon l’Hébreu était, en effet, le fils d’ Isaac Abrabanel.
[7] Pour l’ensemble des comédies de Nicodemus Frischlin (1547-1590), avec le texte latin et la traduction allemande, voir Sämtliche Werke, Dramen (Berlin etc. 1992 ; Stuttgart, Bad Canstatt 2003-2007, 3 vol.). Bayle avait pu consulter l’édition Operum poeticorum Nicodemi Frischlini [...] pars scenica : in qua sunt comœdiæ sex : Rebecca, Susanna, Hildegardis, Iulius redivivus, Priscianus vapulans, Helvetiogermani. Tragœdiæ duæ : Venus, Dido ([Argentorati] 1592, 12°), ou une nouvelle édition augmentée de Jobin (Argentorati 1595, 8°), chez Berger (Witebergæ 1601, 8°), l’édition établie par Georg Pflüger (Argentorati, Carolus 1621, 8°). Il se peut aussi qu’il s’agisse des comédies d’ Aristophane éditées par Frischlin et par Joseph-Juste Scaliger, Comœdiæ undecim, græce et latine, cum emendationibus præsertim Josephi Scaligeri (Lugduni Batavorum, Jean Maire 1625, 12° ; Amstelædami, Jan van Ravesteyn 1670, 12°) : voir Lettre 1442, n.8.
[8] Dans son annotation de cette lettre, Des Maizeaux précise que la citation de Bayle « Cujus pudere possit Ecclesiam, cujus denique Posteriora sunt, quæ honeste nominari non possunt, quam os tuum illud caninum, sive monasticum, quo tuum illud furfuraceum numen exceptum voras, mundiora » a été mal transcrite : il aurait fallu lire, selon Théodore de Bèze, Volumen tractationum theologicarum : in quibvs pleraque Christianæ religionis dogmata adversus hæreses nostris temporibus renovatas solidè ex Verbo Dei defenduntur [...] (Genevæ 1573, 8°, 2 vol.), ii.400 : neque uxorem duxi, cujus pudere possit Ecclesiam ? Cujus denique, audi impure, honestiora sunt quæ honeste nominari non possunt, quam rostrum istud caninum sive monasticum quo tuum illud furfuraceum numen exceptum voras ? Traduction : « Et je ne me suis pas marié avec une femme dont l’Église pût avoir honte, dont enfin, entendez-le, infâme, les parties qui ne peuvent être nommées honnêtement sont plus estimables que ce museau de chien ou de moine qui vous sert à dévorer votre divine bouillie de son. » Bayle précise dans la suite du paragraphe l’édition qu’il utilise : voir la note suivante.
[9] Théodore de Bèze, Volumen primum [alterum, tertium] Tractationum theologicarum in quibus pleraque christianæ religionis dogmata adversus hæreses nostris temporibus renovatas solide ex Verbo Dei defenduntur. [...] (Ed. secunda ab ipso auctore recognita, Genevæ 1582, folio, 3 vol.).
[10] Voir le DHC, art. « Octavie », rem. D : citation de Sénèque, Consolatio ad Marciam, cap. II, pag. 736-737.
[11] Bayle signale sa source dans Plutarque, Le Banquet des sept sages : Plutarchi Chæronei philosophi, historicique clarissimi septem sapientium convivium, Gulielmo Plantio Cenomanno medico, interprete : adjecto græco, ab eodem innumeris emendato locis. Item, de superstitione, libellus. Eodem interprete (Lugduni 1552, 8°).
[12] Des Maizeaux avait lancé le projet d’une traduction du DHC auprès de l’imprimeur Jacob Tonson, qui en avait obtenu le privilège dès le mois d’avril 1701 : deux traductions distinctes devaient aboutir à trois éditions en 1710 et 1734, les deux premières par une association de libraires-imprimeurs autour de Jacob Tonson, et la troisième par une association autour de George Strahan, J. Clarke et T. Hatchet, imprimeurs à Cornhill : 1) An Historical and Critical Dictionary by Monsieur Bayle (London 1710, folio, 4 vol.), dédié à Algernon Capell, 2 e
[13] CPD, §47 : « Addition à ce qui a été dit contre ceux qui cherchent la cause d’un effet imaginaire » : « Vous auriez voulu qu’en parlant [ Pensées diverses, §49] de
[14] Bayle répond à la question posée dans la Lettre 1573 (voir n.13). Les historiens précisent que le ministre protestant Johann Lydius donna au public les œuvres de Nicolas de Clamanges, imprimées chez Elzevier en 1613 : voir Richard et Giraud, Dictionnaire universel, historique, dogmatique, canonique, géographique et chronologique des sciences ecclésiastiques (Paris 1759-1765, folio, 6 vol. ; ré-éd. Paris 1822), s.v., vii.173-175. L’œuvre de Lydius porte le titre Johannis Lydii Analecta in Librum Nicolai de Clemangiis « De corrupto Ecclesiæ statu » (Lugduni Batavorum 1613, 4°). Cette référence est ajoutée dans le DHC, art. « Sixte IV », rem. C, in fine. Bayle traite longuement de cette allégation à l’égard de Sixte IV dans ce même article, rem. C et D. Voir aussi le commentaire de M. van der Lugt, « Pierre Bayle or the ambiguities » : Bayle, Jurieu and the « Dictionnaire historique et critique » (Oxford 2016), ch. II : « The two tribunals », section « The return of Jurieu », § « Bèze » - « Sixe IV ».
[15] Nicolas de Clamanges (1355 ?-1437), originaire de Châlons, était élève de Jean de Gerson, de Pierre de Nogent et de Gérard Machet ; il fut recteur de l’université de Sorbonne en 1393. Il s’agit ici de ses Opera omnia, quæ partim ex antiquissimis editionibus, partim ex Ms. v. cl. Theodori Canteri, descripsit, conjecturis notisque ornavit et primus edidit Johannes Martini Lydius, Accessit ejusdem Glossarium latinobarbarum cum indice locupletissimo, éd. Johannes Lydius (Lugduni Batavorum, apud J. Balduinum impensis Elzevirii et H. Laurencii, 1613, 4°). Sur cette édition, voir A. Coville, « Nicolas de Clamanges à l’Index au XVI e siècle », in Melanges offerts à Abel Lefranc [...] par ses élèves et ses amis (Paris 1936), p.1-16.
[16] Comme Des Maizeaux l’explique dans son annotation de la réponse de Veyssière La Croze du 21 avril (Lettre 1626 : OD, iv.838n), la référence a été abrégée et déformée par l’imprimeur de l’édition de Lydius : il faudrait lire, « Agrippa in declam. ad Lov. », qui renvoie à Henri-Corneille Agrippa von Nettesheim (1486-1535), Apologia adversus calumnias propter declamationem de vanitate scientiarum et excellentia verbi Dei, sibi per aliquos Lovanienses theologistas intentatas. Querela super calumnia ob eandem declamationem sibi per aliquot sceleratissimos sycophantas apud Cæsaream Majestatem nefarie et proditoris illata ([Coloniæ] 1533, 8°). Cette rectification est ajoutée au DHC, art. « Sixte IV », rem. C.
[17] Agrippa von Nettesheim, Déclamation sur l’incertitude, vanité et abus des sciences [...]. Œuvre qui peut proffiter et qui apporte merveilleux contentement à ceux qui fréquentent les cours des grands seigneurs, et qui veulent apprendre à discourir d’une infinité de choses contre la commune opinion (Paris 1582, 8°), traduite en françois du latin par Louis de Mayerne-Turquet (1550 ?-1618), ch. LXIV : « Du maquerelage », p.303 : « Le maquerelage est donques honnoré et prattiqué par tous en general, par les dieux, par les heroës, par les legislateurs, par les philosophes, et plus sages d’entre les hommes, par les theologiens, par les princes, et par les chefs mesme des religions. [...] et du temps de nos peres le pape Sixte n’a[-t-]il pas dressé un magnifique et renommé bordeau dans la ville de Romme ? »
[18] Martin Luther rédigea quatre-vingt-quinze thèses contre les indulgences et les afficha sur la porte du château de Wittemberg le 31 octobre 1517.
[19] Bayle ne semble pas avoir évoqué cette prophétie dans le DHC. Des Maizeaux signale que Jacques Lenfant, dans son Histoire du concile de Constance, tirée principalement des auteurs qui ont assisté au concile (Amsterdam 1714, 4°, 2 vol.), livre III, §58, remarque que les deux relations de la vie et de la mort de Jean Hus faites par ses propres disciples et par ses auditeurs assidus « ne disent pas un seul mot de cette prétendue prophétie et qu’ainsi il y a beaucoup d’apparence qu’elle a été faite après l’événement » ( OD, iv.838n).
[20] Friedrich Braunbom, Florum Flaminiorum, Romanensium, Bapalium sive Papalium decas una (Hanoviæ 1613, 4°). Veyssière La Croze devait répondre à cette question dans sa lettre du 21 avril (Lettre 1626 : voir n.10).