Lettre 1661 : Pierre Bayle à Adrien Maurice, duc de Noailles

[Rotterdam, le 9 mars 1705] Monseigneur Comme l’on se persuade facilement ce que l’on souhaitte avec beaucoup de passion, je n’ai point douté en voiant la derniere lettre que Monsieur Deslandes m’a fait l’honneur de m’ecrire [1] que votre santé ne fut en meilleur etat. J’ai tiré cette agreable conclusion de ce que parmi les choses qu’il m’a dites touchant la veneration et l’attachement qu’il a pour Votre Grandeur, il ne continue pas à me marquer ce qui concerne votre santé. Puisse elle etre bientot parfaitement retablie et ad multos annos.

Je ne sai si Mr Basnage s’est donné l’honneur de vous ecrire, Monseigneur, depuis un mois, car il a eté fort occupé et fort distrait à cause du mariage de sa fille unique [2]. S’il a trouvé quelques momens parmi le fracas des visites, et des festins qui est une suitte inevitable de ces sortes d’af[f]aires depuis les fiancailles jusqu’aux noces, il vous aura fait sans doute savoir ce qu’il y a de nouveautez literaires en ce païs ci. Elles y sont fort steriles, et je me trouverai reduit aujourd’hui à ce qui nous est venu depuis peu de Luxembourg. On y a imprimé in 8° l’ Histoire des successeurs d’Alexandre le Grand tirée de Diodore de Sicile. Ce n’est qu’une nouvelle traduction de la version qu’en avoit faite Claude de Seissel vers le commencement du 16 e siecle [3]. La preface nous ap[p]rend qu’un marechal de France a inspiré le dessein de renouveler cette vieille traduction, mais il seroit plus glorieux à la nation si au lieu de refondre le vieux gaulois de Seissel, on avoit traduit de nouveau sur le grec cette partie de Diodore de Sicile, car Seissel, habile homme en d’autres choses pour ce tem[p]s là, n’entendoit point la langue grecque. Il traduisit sur une version latine assez mauvaise. On a fait depuis et des editions plus correctes du texte grec, et des traductions latines beaucoup plus exactes. Les envieux de la gloire de la France ne manqueront pas de dire qu’il faut que la disette de gens habiles en grec y soit grande, puis qu’on a eté reduit à ne faire que retoucher une vieille traduction francoise de Diodore de Sicile.

Le meme libraire de Luxembourg fait imprimer tous les mois depuis juillet 1704 un petit livre intitulé La Clef du cabinet des princes de l’Europe [4]. Cela ne vaut guere mieux que nos memoires historiques, ce n’est qu’un recueil des nouvelles de Gazette, et de quelques lettres ou relations sur ce qui se passe. Ceux qui font de ces recueils là en ce païs ci ecrivent mieux en francois que le journaliste de Luxembourg, mais ils declarent mieux que lui leur partialité. On voit bien qu’il panche vers les interets des deux couronnes, mais il garde beaucoup de moderation, et il fait en sorte que l’on iuge qu’il est desinteressé.

Mr Le Vassor dans son 7 e tome de l’ Histoire de Louis XIII. est toujours le meme, toujours dechainé contre la France, toujours acharné contre la memoire du cardinal de Richelieu. Il croit faire par là sa cour aux Anglois, et les chatoüiller sur les bornes etroites qu’ils ont données au pouvoir roial. Il a trouvé son compte dans cette conduite, c’est par là qu’un mylord grand republicain l’a pris chez lui et lui fait une pension annuelle de cent livres sterling [5].

La reine de Prusse qui est morte à la fleur de son age depuis 5 semaines [6] sera plus regrettée des philosophes que des theologiens. C’etoit un tres grand esprit et qui aimoit les raisonnemens profon[d]s et au dessus des preiugez quels qu’ils fussent. Cela chagrinoit un peu et meme beaucoup Mrs du clergé, qui d’ailleurs etoient contraints d’admirer ses vertus morales.

Aiez l’indulgence, Monseigneur, de me pardonner la liberté que je pren[d]s de vous ecrire tant de choses si peu dignes de vos yeux. Je suis avec un profond respect, Monseigneur, votre tres humble et tres obeissant serviteur Bayle

A Rotterdam le 9 e de mars 1705.

Notes :

[1] Lettre 1657.

[2] Sur le mariage, le 4 mars 1705, de la fille aînée de Jacques Basnage, Madeleine, avec Georges-Louis de La Sarraz, chapelain au service d’ Arnold Joost Keppel, earl d’Albemarle, voir Lettre 1655, n.2.

[3] Diodore de Sicile (90 ?-20 ? av. J.-C.), Histoire des successeurs d’Alexandre le Grand : tirée de Diodore de Sicile, et mise autrefois en françois par le sieur de Seyssel [...] traduction nouvelle (Luxembourg, André Chevalier 1705, 12°) : la traduction est attribuée au Père Charles-Louis Hugo, prémontré, ou bien au Père La Croix. Bayle fait allusion à la traduction antérieure de Claude de Seyssel (1450 ?-1520), L’Histoire des successeurs de Alexandre le Grand extraicte de Diodore Sicilien : et quelque peu de vies escriptes par Plutharque, translatee par messire Claude de Seyssel conseillier et maistre des requestes du roy Loys roy de France douziesme de ce nom (Paris, Josse Bade 1530, folio).

[4] Le mensuel La Clef du cabinet des princes de l’Europe, ou recueil historique et politique sur les matières du tem[p]s, rédigé par Claude Jordan et André Chevalier, paraissait régulièrement depuis le mois de juillet 1704, « imprimé chez Jacques le Sincère, à l’Enseigne de la Vérité », à Luxembourg, chez André Chevalier. A partir de 1707, il porta le titre Journal historique sur les matières du tems. Contenant aussi quelques nouvelles de littérature, et autres remarques curieuses, avant de reprendre son titre initial dix ans plus tard. Entre 1704 et 1716, le journal fut dirigé par Claude Jordan (1659 ?- ?), originaire de Valence, devenu, en août 1681, membre de l’Eglise wallonne de Leyde. Après cette date, il hésita entre Leyde et Amsterdam, puis, en 1692, céda son imprimerie amstellodamoise à Jean-Louis de Lorme, son beau-frère, et s’établit à Paris comme historiographe. Il y publia ses Voyages historiques (1693-1700), dédiés au roi « qui a pris [sa] famille sous sa protection ». Vers 1704, il s’installa à Bar-le-Duc, où il resta peut-être jusqu’à sa mort : on ne sait rien de ses dernières années. Il avait publié les Nouvelles extraordinaires de divers endroits, dite Gazette de Leyde (1686-1688), puis l’Histoire abrégée de l’Europe (1686-1688), ensuite, à Amsterdam, Le Nouveau journal universel (1688-1690), enfin La Clef du cabinet des princes de l’Europe (1704-1716). Voir J. Sgard, Dictionnaire des journalistes, s.v. (art. de M. Couperus), et, du même, Dictionnaire des journaux, art. 214 (art. de J.-P. Kunnert).

[5] Recommandé par les réfugiés huguenots de Rotterdam auprès de Gilbert Burnet, évêque de Salisbury, Michel Le Vassor avait obtenu une pension du roi Guillaume et, sous la protection de Hans Willem Bentinck, Lord Portland, avait été nommé précepteur des enfants du duc de Gloucester : voir Lettre 1010, n.4. En 1697, il s’était rendu dans le Somerset chez John, 4 e baron Poulett, le neveu de Thomas Herbert, Lord Pembroke : voir Lettre 1247, n.2. En 1699-1700, Le Vassor avait été le précepteur du fils de Lord Portland : voir Lettre 1465, n.5, et il est possible que Bayle désigne Portland par sa formule « un mylord grand republicain ». Malgré la bonne fortune de Le Vassor en Angleterre, après la publication de son Histoire de Louis XIII (Amsterdam 1700-1711, 4°, 10 vol.), ses protecteurs se détournèrent de lui et il mourut dans la misère. Sur les causes de sa disgrâce, voir les remarques de Leibniz dans la minute d’une lettre à Nicaise composée entre mai et mi-juillet 1700 : éd. Gerhardt, ii.591 (Akademie Ausgabe, n° 240, p.8389 : consultée le 10 janvier 2015). Sur ses opinions politiques, voir aussi Lettres 1247, 1252 et 1456, n.3.

[6] Sophie Charlotte, qui avait épousé en 1684 Frédéric III de Brandebourg, devenu Frédéric I er, roi en Prusse, mourut le 1 er février 1705. Son « château d’été » ( Sommerschloss) de Lützenbourg fut nommé Charlottenbourg en sa mémoire.

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