Lettre 1743 : Jacques Basnage à Adrien Maurice, duc de Noailles

• [Rotterdam, le 3 janvier 1707] Monseigneur C’est vous importuner que de vous ecrire si souvent [1], mais, Monseigneur, les premiers mouvemen[t]s que j’ay sentis ont esté pour vous. Ce n’est point assés pour moy que de penser que je vous estime et que je vous honore parfaitement[,] mon cœur se donne la liberté de vous le dire et veut se repandre malgré le respect qu’il vous doit. Souf[f]rez donc que je vous rende mes hommages au commencement de cette année et que je vous demande pour l’avenir ces memes marques de bonté que vous avez eu[e]s jusqu’à present pour moy. Un mot de votre main ou dicté par vos ordres, Monseigneur, suffira pour calmer mon cœur et me donnera une consolation qu’une ame genereuse comme la votre sera bien aise d’avoir procurée. /

Vous regretterez sans doute M. Bayle que la mort vient de nous enlever d’une maniere impreveue [2]. Vous l’honoriés de votre protection [3][,] nous avons parlé souvent de vous Monseigneur comme d’un des heros de la Republique des Lettres et comme de l’objet de notre admiration. C’estoit un des plus beaux genies et des plus scavan[t]s hommes de l’Europe[,] c’estoit un philosophe parfait et les portraits qu’on nous a laissez de ces anciens sages n’ap[p]rochent point de celuy qu’on feroit de M. Bayle si on le peignoit au naturel. Il vivoit comme eux dans la retraite et dans une temperance qui en auroit tué plusieurs[,] desinteressé et plein de mepris pour les richesses et se contentant du peu qui luy estoit necessaire. Je croy que si on faisoit l’inventaire de ses meubles et de ses habits[,] ils ne monteroient pas à 80. Il vivoit de son travail et de ses ouvrages • on peut dire qu’il estoit sans passions, excepté la cholere qui • s’allumoit quelques fois lorsqu’il prenait la plume contre ses ennemis. Le malheur est qu’il ne s’en apercevoit pas. Il estoit infatigable au travail et toujours dans la meditation[,] ne voiant que rarement ses amis pour lesquels il ne laissoit pas d’avoir un attachement et une fidelité inviolable. Les • jugemen[t]s qu’on portera sur sa religion seront tres differen[t]s. Comme je l’ai connu depuis 36 ans et que j’ay toujours esté de ses amis au milieu des nuages et des tempetes qu’il a essuiées je • suis plus en etat de vous le faire con[n]oitre que beaucoup d’autres. Je suis d’autant moins suspect que je n’ay jamais ap[p]rouvé ses ouvrages ny la maniere libre dont il parloit d’une infinité de choses. Il m’a souvent protesté qu’il falloit estre extravagant pour nier l’existence d’un estre parfait qui a créé le monde et qui le gouverne [4]. Je voy des gens qui l’accusent de spinosisme[,] cependant il regardoit cette opinion comme une des plus insoutenables que l’esprit humain ait produites et je l’ay veu souvent aux mains avec des defenseurs de cet athée [5]. • Quelques-uns croient qu’il penchoit du coté du manicheisme, parce qu’il a relevé les difficultés de ces heretiques sur l’origine du mal [6]. • Je puis repondre pour luy que le ciel n’est pas plus elo[i]gné de la terre qu’il l’estoit de cette erreur. Mais voicy son defaut. Comme il s’estoit ac[c]outumé à combat[t]re / les erreurs du vulgaire[,] il avoit porté plus loin ce meme esprit et un • des plaisirs les plus doux qu’il goutoit estoit de faire sentir à une infinité de gens que les opinions qu’ils regardoient comme evidentes ne laissoient pas d’estre environnées de difficultés insurmontables. Il elevoit ces difficultés tantost contre quelquesunes des preuves de la religion chretienne et tantost contre certains dogmes. Ac[c]outumé à former des doutes et à les produire avec art il ne pouvoit pas les resoudre et ne trouvant point les verités evidentes dont on parle si souvent[,] il demeuroit incertain. Il elevoit des nuages et des brouillards qu’il ne pouvoit dissiper [7]. Voilà son veritable caractere[.] Il ne manquoit pas absolument de foy, mais • elle estoit chancelante sur diverses choses [8].

J’ay cru Monseigneur vous faire plaisir en vous fixant sur une chose dont on parlera dans toute l’Europe et peutestre dans les siecles avenir [ sic] avec beaucoup d’incertitude. Si M. Bayle a esté pyrrhonien pendant sa vie[,] on le sera sur son chapitre apres sa mort. Il travailla la veille de sa mort jusqu’à 11 heures du soir et la vie luy estoit si indif[f]erente qu’il ne vouloit ny faire des remedes contre une chaleur de poitrine ny quitter ses etudes qui l’augmentoient considerablement [9]. Il • m’a fait le depositaire de ses dernieres volontés et donné la moitié de sa bibliotheque [10]. Il a laissé trois ouvrages[ :] la reponce à M. Jacquelot [11], un cinquieme tome des Reponces au Provincial [12] et des additions à son Dictionnaire qui s’imprimeront [13][.] On l’a trouvé mort dans son lit un moment apres avoir donné la copie à l’imprimeur [14][.]

Je suis avec respect, Monseigneur, votre tres humble et tres obeissant serviteur Basnage

A Rotterdam ce 3 janvier 1707

Notes :

[1] La dernière lettre de Basnage au duc de Noailles date du 23 décembre 1706 (Lettre 1740).

[2] Bayle était mort le 28 décembre 1706, vers 9 h. du matin : voir Lettre 1746.

[3] Bayle avait commencé à écrire au duc de Noailles au mois de mai 1703 : voir Lettre 1599.

[4] Voir CPD, ch. 20 : « Il ne suffit point de connaître qu’il y a un Dieu ; il faut de plus déterminer le sens de ce mot, et y attacher une idée : il faut, dis-je, rechercher quelle est la nature de Dieu, et c’est là où commence la difficulté. C’est un sujet que les plus grands philosophes ont trouvé obscur, et sur lequel ils ont été partagés en plusieurs sortes de sentiments contraires. »

[5] Voir Pierre Bayle, Ecrits sur Spinoza, éd. F. Charles-Daubert et P.-F. Moreau (Paris 1983) ; G. Mori, Bayle philosophe (Paris 1999), ch. 4, p.155-188.

[6] Voir E. Labrousse, Pierre Bayle : hétérodoxie et rigorisme (La Haye 1964), ch. 12, ii.346-386 ; J.-P. Jossua, Pierre Bayle ou l’obsession du mal (Paris 1977) ; J.-M. Gros, Pierre Bayle. Pour une histoire critique de la philosophie (Paris 2001), p.233-244 : « Présentation des articles “Manichéens”, “Origène” et “Pauliciens” ».

[7] Sur cette image de « Jupiter assemble-nuées », voir la formule du Père Tournemine : Lettre 1590, n.4.

[8] Formule obscure, mais on entend bien que Basnage veut dire que Bayle n’était pas dépourvu de foi, même si celle-ci « estoit chancelante sur diverses choses ». Malheureusement, il évite de préciser les « vérités particulières » que Bayle mettait en question.

[9] Voir la formule de Bayle à Veyssière La Croze dans sa lettre du 25 octobre 1706 (Lettre 1732) : « Ma toux n’augmente ni ne diminuë, je suis pourtant persuadé que mon mal est une affection de poitrine, et parce que les remedes ne peuvent que prolonger ces maux-là, je ne veux me servir d’aucun remede, car une vie languissante me paroît pire que la mort : il vaut mieux laisser agir la nature et lui laisser faire son coup, sans la traverser par des medicamens : elle sera plus expeditive, quoiqu’assez souvent les medecins la fassent plus avancer que reculer. » Voir aussi Henri Basnage de Beauval, HOS, décembre 1706, art. IX : « Eloge de M. Bayle », p.553-554 : « Il étoit attaqué d’une ardeur de poitrine qui l’affoiblissoit sensiblement. Comme c’étoit un mal de famille, il le jugea mortel. Ses amis ne purent le faire consentir à prendre des remedes. Il voioit approcher la mort sans fraieur, et même sans inquiétude ; et sans la désirer ni la craindre, il l’envisageoit avec une tranquillité peu ordinaire. »

[10] Voir en Annexe I du tome XIII le testament de Bayle. Sur la part de la bibliothèque de Bayle qui passa dans celle de Jacques Basnage, voir L. van Lieshout, « Traces of the collection of Pierre Bayle in the auction catalogue of the library of Jacques Basnage », Lias, 15 (1988), p.287-296.

[11] Les Entretiens de Maxime et Thémiste, ou réponse à Messieurs Le Clerc et Jaquelot (Rotterdam 1707, 12°).

[12] Réponse aux questions d’un Provincial, tome V (Rotterdam 1707, 12°), achevé d’imprimer en mai-juin 1707.

[13] Voir la lettre de Jacques Basnage à Shaftesbury du 12 avril 1707 (Lettre 1756) : « Pour le Sup[p]lement de son Dictionnaire il a besoin d’additions considerables pour le rendre complet et il en est des ouvrages de ce grand homme comme des tableaux des excellen[t]s peintres[ :] personne ne peut les finir quand ils ne le sont pas. » Voir aussi le JS, novembre 1708, p.407 : « De Rotterdam. Comme Mr Leers a entre les mains plusieurs augmentations au Dictionnaire historique et critique, qui ont été trouvées après la mort de feu Mr Bayle ; cela l’a engagé à faire une nouvelle édition de cet ouvrage, dans laquelle ces augmentations seront insérées. On croit qu’il fera aussi un volume à part de ces additions, et qu’il le vendra séparément pour la commodité de ceux qui ont déjà ce livre, et qui ne voudront pas faire la dépense d’acheter cette nouvelle édition. » Ces additions ne devaient pas être publiées dans un volume distinct : dans l’édition de 1720, établie par Prosper Marchand (Rotterdam, Michael Böhm 1720, folio, 4 vol.), les ajouts aux articles sont signalés par une marque typographique et les nouveaux articles sont ajoutés en appendice au volume IV. Les éditeurs genevois, Fabri et Barillot, qui avaient publié une édition pirate du DHC en 1715 (Genève 1715, folio, 3 vol.), devaient publier en 1722 dans un volume distinct les ajouts de l’édition Marchand de 1720. Voir C. Berkvens-Stevelinck, « La cabale de l’édition 1720 du Dictionnaire de Bayle », in De Gulden Passer, LVII (1979), p.1-61, et, du même auteur, « Les éditions du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle jusqu’en 1740, avec ses éditions pirates », in H. Bots (dir.), Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières. Le « Dictionnaire historique et critique » de Pierre Bayle (1647-1706) (Amsterdam-Maarssen 1998), p.17-26.

[14] Ce récit de Jacques Basnage diffère de celui de Des Maizeaux (Lettre 1750) sur les circonstances exactes de la mort de Bayle, car l’un affirme que Bayle mourut dans son lit, tandis que l’autre précise qu’il était assis dans un fauteuil. Le récit de Leers (Lettre 1746) est plus vague puisqu’il se contente de déclarer que Bayle est mort dans sa chambre.

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