Lettre 1757 : Jean Le Clerc à Anthony Ashley Cooper, 3e earl de Shaftesbury
A Amsterdam le 12e d’avril 1707 Mylord Je me donne l’honneur de vous écrire, pour vous prier de faire retirer de chez un nommé Cailloué, marchand libraire à Londres [1], le XI e tome de la Bibliotheque choisie [2], en cas qu’il n’ait pas eu le soin de vous l’envoyer. Je ne manquerai pas de lui envoyer le même ordre à l’égard du XII e qui paroît ici à présent [3], et qu’on lui enverra incessamment. Vous y verrez la fin de la querelle, que j’ai euë avec feu Mr Bayle, et qui n’a pû finir avec sa mort, comme je l’aurois souhaité [4]. Il s’étoit si horriblement emporté, dans sa pénultième réponse, que l’on auroit crû qu’il n’étoit pas possible qu’il s’emportât davantage, si l’on n’avoit pas vû son dernier volume, qui contient des Entretiens contre Mr Jaquelot et contre moi. C’étoit un homme, qui censuroit très-facilement les autres et qui ne pouvoit / souffrir qu’on lui rendît la pareille. L’avantage, qu’il avoit eu sur Mr Jurieu, l’avoit si fort enflé, qu’il méprisoit tout le monde, comme si tous les théologiens avoient été des Jurieus. J’ai encore, dans ce même volume, refuté Mr Locke sur la liberté, avec tous les égards qui sont dûs à sa memoire, et je l’ai en même tem[p]s défendu contre Mr Bayle et Mr Jaquelot, qui l’avoient critiqué, sans entendre ses sentimen[t]s. J’ai été bien aise de voir, dans son ouvrage post[h]ume, l’éloge de feu Mylord vôtre grand-pere [5], parce qu’il y avoit des gens, qui s’imaginoient que je l’avois fait. Par le bien, que j’ai dit d’un homme aussi illustre, aussi bien que de Mr Locke, je me suis attiré les reproches de Mr Dodwel [6], qui m’a écrit, que j’avois choisi pour mes heros les ennemis des rois légitimes d’Angleterre. Je ne lui ai pas voulu répondre, parce que je m’apperçoi[s] bien que ce n’est pas un homme à revenir de rien. Son livre De la mortalité de l’âme lui a fait à présent assez d’adversaires [7], sans que je me joigne à eux. J’honorerai toûjours, comme je l’ai fait toute ma vie, les grandes qualitez des hommes illustres, sans me mettre en peine des jugemen[t]s des factieux. Il me suffit que les gens de bon goût, et qui aiment la liberté et la verité, ne desapprouvent pas ma conduite. Je m’estimerai bien-heureux, Mylord, si je puis toûjours m’attirer vôtre approbation, dont je fais plus de cas que de celle de mille théologiens chagrins, à qui on ne peut plaire, sans leur sacrifier son bon-sens.
Je suis, avec un très-profond respect, Mylord, vôtre très-humble et très-obeissant serviteur
Notes :
[1] Sur le libraire Jean Cailloué, qui avait initialement le droit exclusif de diffuser le DHC de Bayle à Londres, ce qui entraîna son conflit avec François Vaillant, voir Lettres 611, n.5, et 1178.
[2] Le tome XI (1707) de la Bibliothèque choisie comporte notamment des comptes rendus des ouvrages d’ Ezéchiel Spanheim, de Joseph Addison, de Gérard Noodt, de Hadrian Reland, de Hartsoeker, de Bernard Lamy, aussi bien que de deux ouvrages hostiles à Bayle : Isaac Jaquelot, Examen de la théologie de Mr Bayle, et Pierre Jurieu, Le Philosophe de Rotterdam.
[3] Le tome XII (1707) de la Bibliothèque choisie comporte, comme l’indique Le Clerc dans la suite de la présente lettre, des « Remarques sur l’ Essai concernant l’entendement de Mr Locke » (art. III), comprenant une défense de Locke contre Bayle ; un compte rendu des Posthumous works de Locke (London 1706, 8°) (art. IV) et des Entretiens de Maxime et de Thémiste de Bayle (art. V), aussi bien que le compte rendu de Strabon, de Turrettini et des traductions de Pufendorf et de Noodt par Jean Barbeyrac.
[4] Le Clerc avait demandé expressément à Leers – par l’intermédiaire de Jacques Basnage – de supprimer le dernier ouvrage de Bayle contre la théologie rationaliste, les Entretiens de Maxime et de Thémiste ; en vain : voir Lettre 1747, n.2.
[5] John Locke, Posthumous works (London 1706, 8°), p.280-310 : « Memoirs relating to the life of Anthony, first earl of Shaftsbury [ sic], to which are added three letters writ by the e[arl] of Shaftsbury while prisoner in the Tower, one to king Charles II, another to the duke of York, and a third to a noble lord, found with Mr Locke’s Memoirs, etc. ». Le Clerc avait déjà publié ces mémoires en français dans la Bibliothèque choisie, tome VII (1705), art. III (p.146-191).
[6] Henry Dodwell, le célèbre théologien et philologue irlandais : voir Lettres 567, n.6, 601, n.5, 889, n.10, 891, n.43, et 895, n.8.
[7] Sur cet ouvrage, An epistolary discourse, proving, from the Scriptures and the first Fathers, that the soul is a principle naturally mortal (London 1706, 8°) et le débat qu’il provoqua, voir Lettre 1713, n.11. Dodwell l’avait envoyé à Le Clerc le 26 février / 8 mars 1706 (éd. Sina, n° 409), mais celui-ci avait hésité à le recenser de peur de susciter l’hostilité de l’auteur, dont il respectait l’érudition, « quoique fort éloigné de ses sentiment[t]s, qui [lui] paroissoient des paradoxes indignes de lui » ; il devait en fin de compte commenter l’ouvrage dans la Bibliothèque choisie, XXVI(1), art. III,iii (p.364-375).