[Rotterdam, le 7 juin 1707]
Monsieur,
J’ai un veritable plaisir de ce que vous avez eu la bonté de me promettre que vous voulez bien travailler à quelques articles pour le Supplement du Dictionnaire de feu Mr Bayle, touchant les personnes illustres d’Angleterre [1], dès que vous serez debar[r]assé de quelques ouvrages que vous avez dessein de publier.
Vous conviendrez sans doute avec moi que le principal debit de ce Dict[ionnair]e se fait en France, et que les gens de lettres d’Angleterre ne sont pas trop estimez dans ce pays-là. Je tombe d’accord qu’il sera necessaire de faire un bon nombre d’articles de quelques illustres Anglais, mais je vous prie de considerer si l’utilité du public ne demande point, qu’on fasse plusieurs articles de l’Antiquité latine et grecque ; et de quelques auteurs ou gens de consideration parmi les François. Je veux bien m’en rapporter à tout ce que vous jugerez à propos, et je vous prie de dresser le plutot que vous pourrez un article de l’Antiquité, de Demosthene par exemple qui ne deplaira pas aux Anglois sur le principe de la liberté [2] ; un des Anglais et des François : et de m’envoyer sans perte de tem[p]s la liste de ceux que vous aurez la bonté de composer afin que d’autres ne travaillent point sur le même sujet. Il ne faut pas oublier de vous dire que je croi[s] avoir trouvé un homme qui me fera les articles de 12 empereurs romains [3], à la reserve de Jules Cesar qui est deja dans le Dictionnaire.
On est tres choqué par tout de la maniere que Mr Le Clerc a traitté feu Mr Bayle [4] : c’est un theologien qui ne garde aucune mesure dans sa passion. Je ne suis nullement surpris de ce qu’il a fait. Est-il permis de savoir ce que vous pourriez faire contre Mr Le Clerc ? Mons. de B[e]auval travaillera à l’article de Mr Bayle, pour mettre dans le Supplement [5]. On songe à reparer d’ailleurs l’honneur du defunt. Mons r Basnage m’a bien chargé de vous temoigner ses respects.
Le 5 e vol[ume] de la Reponse est achevé [6], je mettrai un ex[emplaire] pour vous dans le premier ballot pour Mr Vaillant [7], qui aura besoin peut-etre de votre credit aupres de Mr Addisson [8]. Le pauvre homme se trouve embarrassé sur le sujet des quelques estampes que j’ai mises dans une caisse de livres pour lui. Ce n’est qu’une terreur panique car outre que j’en envoye sans cesse, il est certain que les livres de Paris entrent sans difficulté, pourquoi donc est-ce que des estampes n’entreroient point ?
Je vous conjure de bien temoigner mes respects à Mr Addison, en lui disant que j’ai recu aujourd’hui mes estampes de Paris. Je suis avec une parfaite estime, Monsieur, votre tres ob[éissant] serviteur
Leers
Rotterd[am] 7 juin 1707
A Monsieur / Monsieur Addison / dans l’office de Mylord / Sunderland, secretaire / d’Etat / à Londres
[1] La première traduction anglaise du DHC devait paraître en 1710 sous le titre An historical and critical dictionary by Monsieur Bayle (London, Charles Harper, Daniel Brown, Jacob Tonson, Awnsham et John Churchill, Thomas Horne, Timothy Goodwin, Robert Knaplock, John Taylor, Andrew Bell, Benjamin Tooke, Daniel Midwinter, Barnaby Lintott et William Lewis 1710, folio, 4 vol.), dédiée à Algernon Capell, 2 e earl d’Essex (1670-1710) : sur tous ces imprimeurs, voir H.R. Plomer, A Dictionary of the printers and booksellers who were at work in England, Scotland and Ireland from 1668 to 1725 (Oxford 1922), s.v. Cette édition comporte un privilège signé par Guillaume III en faveur de Jacob Tonson daté du mois d’avril 1701 – alors que Bayle ne prit connaissance de ce projet que par la lettre de Des Maizeaux du 17 janvier 1702 (voir Lettre 1544, n.1 et 11). Bayle avait ensuite envoyé des avis à Tonson – par l’intermédiaire de Des Maizeaux – pour corriger certains articles : voir Lettres 1544, n.12, 1577, n.6, 1582, n.19, 1617, n.7, 1618, n.12, 1631, n.11, et 1643, n.6. On ne connaît pas le nom de tous les traducteurs : Des Maizeaux s’était retiré (Lettre 1631 du 17 juin 1704) ; Michel de La Roche semble avoir joué un rôle important (Lettre 1689, n.6) et Beauvoir et Maundy (ou Maundi) semblent avoir remplacé Des Maizeaux dans cette équipe d’une douzaine de personnes (Lettre 1656 du 10 février 1705). Cette traduction fut jugée très défectueuse et une révision fut entreprise, apparemment sous la direction de Des Maizeaux, qui devait ajouter une version « revised, corrected and enlarged » de sa Life of Mr Bayle à la nouvelle édition corrigée, dédiée à Robert Walpole, qui parut sous le titre The Dictionary historical and critical of Mr Peter Bayle. The second edition, carfeully collated with several editions of the original ; in which many passages arerestored, and the whole greatly augmented, particularly with a translation of the quotations from eminent writers in various languages. To which is prefixed, the life of the author, revised corrected and enlarged by Mr Des Maizeaux, fellow of the Royal Society (London, James, John et Paul Knapton, Daniel Midwinter, John Brotherton, Arthur Bettesworth et Charles Hitch, Joseph Hazard, Jacob Tonson, William Innys et Richard Manby, John Osborne et Thomas Longman, Thomas Ward et Edward Wicksteed, William Meadows, T. Woodward, Benjamin Motte, William Hinchcliffe, John Walthoe junior, Edward Symon, Thomas Cox[e], A. Ward, Daniel Browne (ou Brown), Samuel Birt, W. Bickerton, Thomas Astley, S. Austen, L. Gilliver, Henry Lintot, Henry Whitbridge, R. Willock 1734-1738, folio, 4 vol.).
La révision de la première édition fut très lente : c’est sans doute ce qui incita le pasteur Jean-Pierre Bernard (1700-1750 : fils de Jacques Bernard), John Lockman (1698-1771) et Thomas Birch (1705-1766), avec la collaboration de l’orientaliste George Sale (1697-1736), à entreprendre une nouvelle traduction du DHC correspondant précisément – mais en anglais – à la conception de Reinier Leers dans la présente lettre. En effet, en même temps que la version révisée de la traduction initiale, parut une nouvelle traduction, dédiée à Hans Sloane, sous le titre A general dictionary historical and critical : in which a new and accurate translation of that of the celebrated Mr Bayle, with the corrections and observations printed in the late edition at Paris, is included ; and interspersed with several thousand lives never before published. The whole containing the history of thge most illustrious persons of all ages and nations, particularly those of Great Britain and Ireland, distinguished by their rank, actions, learning and other accomplishments. With reflections on such passages of Mr Bayle, as seem to favour scepticism and the Manichee system (London 1734-1741, folio, 10 vol.). On connaît deux versions de la page de titre : l’une ne mentionne que l’imprimeur-libraire J. Roberts « at the Oxford Arms in Warwick Lane » ; l’autre indique le nom de l’imprimeur James Bettenham et le nom des libraires suivants : George Strahan, J. Clarke, T. Hatchet in Cornhill, J. Gray in the Poultry, J. Batley in Pater-Noster-Row, T. Worrall, J. Shuckburgh in Fleestreet, J. Wilcox, A. Millar, C. Corbet in the Strand, T. Osborne in Grays-Inn, J. Brindley in New Bond-Street, et Caesar Ward et Richard Chandler at the Ship between the Temple Gates in Fleetstreet, and sold at their shop in Scarborough. Ces deux versions n’ont pas été – à notre connaissance – collationnées (ni comparées avec le Dictionnaire de Chaufepié), de sorte que, parmi les quelque 900 articles supplémentaires, les uns trouvent 618 composés par Birch, tandis que les autres en trouvent 633. Les nouveaux articles dédoublent parfois l’article initial de Bayle, apportant un complément ou modifiant l’angle d’approche, invoquant l’autorité de Crousaz pour « corriger » le « scepticisme » de Bayle ; des articles supplémentaires sont consacrés à des auteurs éminents britanniques : Chaucer, Andrew Marvell, Thomas More, Shakespeare, Edmund Spenser, d’autres à des quasi-contemporains anglais : Anthony Collins, le duc de Marlborough, Isaac Newton, Shaftesbury, William Wake, Christopher Wren – et à des auteurs « continentaux » : Jean Hardouin, Leibniz, Malebranche, Fénelon, sans oublier un article de Jean-Pierre Bernard consacré à Bayle lui-même.
Des Maizeaux joua un rôle dans la version révisée de la première traduction aussi bien que dans la nouvelle traduction dirigée par Birch, ce qui donna lieu à certaines contestations, car la concurrence fut rude. On voit par la présente lettre que Leers a joué un rôle dans la conception du General Dictionary. Voir J.M. Osborn, « Thomas Birch and the General Dictionary (1734-1741) », Modern Philology, 36 (1938-1939), p.25-46 ; J.H. Broome, An agent in Anglo-French relationships : Pierre Des Maizeaux, p.388-389 ; du même, « Bayle’s biographer, Pierre Des Maizeaux », French Studies, 9 (1955), p.1-17 ; R. Henry, A general dictionary (1734-1741) (thèse Ph.D. inédite, Columbia University 1972) ; A.E. Gunther, An introduction to the life of the Rev. Thomas Birch, D.D., F.R.S. 1705-1766. Leading editor of the « General Dictionary [...] » 1741, secretary of the Royal Society and trustee of the British Museum (Suffolk 1984) ; M.D. Thomas, « Michel de La Roche : a Huguenot critic of Calvin », SVEC, 238 (1985), p.97-195.J. Sgard, Dictionnaire des journalistes, art. « Bernard, Jean-Pierre » (art. d’ A.-M. Chouillet) ; O. Selles, « The English translations of Bayle’s Dictionnaire », in J. Häseler et A. McKenna (dir.), La Vie intellectuelle aux Refuges protestants, ii. Huguenots traducteurs (Paris 2002), p.63-95 ; et sur la non-participation de Mandeville à cette entreprise, E. Muceni, « Did Mandeville translate Bayle’s Dictionnaire ? A hypothesis under scrutiny », Libertinage et philosophie au XVII e siècle, 14 (2016).
[2] Voir la lettre de Michel Le Vassor du 3 mai 1697, où il soulignait l’attachement des Anglais au principe de la liberté et leur refus du pouvoir absolu « arbitraire » : Lettre 1252. Dans le General Dictionary, il n’y a pas d’article « Demosthenes ».
[3] Leers ne pense évidemment pas à Thomas Birch, puisqu’il envisage un Supplément en français au DHC, mais son insistance auprès de Des Maizeaux a peut-être eu comme conséquence l’idée d’ouvrir la traduction anglaise du DHC à de nouveaux articles consacrés à des personnes éminentes anglaises et françaises : voir ci-dessus, n.1. Il n’y a pas d’articles nouveaux consacrés aux empereurs romains dans le General Dictionary, mais on en trouve plusieurs dans le Dictionnaire de Chaufepié : voir par exemple, « Antonin le pieux ou le bon (Tite Aurèle Fulvus ou Fulvius Boionius), empereur romain ».
[4] Sur la bataille entre Bayle et Jean Le Clerc, voir Lettres 1656, n.11, 1667, n.7 et 10, 1683, n.5, et 1727, n.16.
[5] Basnage de Beauval avait publié un « Eloge de Mr Bayle » dans l’HOS, décembre 1706, art. IX, p.545-556, qui aurait été insuffisant pour un article sur Bayle dans une nouvelle version du DHC ; c’est Jean-Pierre Bernard qui composa l’article « Bayle, Peter » pour le General dictionary. On n’y trouve pas d’article consacré à Pierre Jurieu. Chaufepié consacre des articles substantiels à Bayle et à Jurieu, en prenant le parti de ce dernier dans son commentaire sur la bataille entre le théologien et le philosophe de Rotterdam.
[6] C’est ce témoignage de Leers qui permet d’affirmer que le tome V (IV e partie) de la RQP fut achevé d’imprimer en mai-juin 1707.
[7] François Vaillant, libraire à Londres : voir Lettre 1189.
[8] Sur Joseph Addison (1672-1719), essayiste et dramaturge, qui était à cette date sous-secrétaire d’Etat auprès de Lord Sunderland et qui venait de remplir une mission diplomatique en compagnie de celui-ci, de Lord Halifax et de Pierre Silvestre, voir Lettre 1721, n.12.