Lettre 1767 : Jacques Basnage à Pierre Des Maizeaux

[Rotterdam, le 28 octobre 1708 [1]] Monsieur J’ay attendu à vous repondre que vous fussiez de retour de Bath Wels [2], parce que je craignais que ma lettre ne fust perdue. Il n’est point vray que M. Leers ait pensé à imprimer une Vie de Mr Bayle differente de la votre [3][ ;] au contraire il s’attend que vous luy donnerez votre ouvrage et c’est de celuy là que mon frere a parlé [4][,] s’imaginant qu’il s’imprimoit dejà. Ainsy, Monsieur, vous pouvez y travailler avec pleine confiance qu’il n’en sortira point d’autre de dessous la presse de Rotterdam. Je dois seulement vous avertir en confidence que M. Leers pense à se defaire de son fonds et à quitter l’imprimerie, mais il s’en defait en faveur de deux associez [5] qui[,] entrant dans sa place au mois de janvier prochain[,] entreront dans ses veues. Comme j’ay esté consulté et arbitre de cette negociation[,] je n’ay pas oublié votre ouvrage et ces M rs m’ont assuré qu’ils l’imprimeront dès le moment que leur etablissement sera commencé. Cependant je vous prie de ne divulguer point encore cette af[f]aire. Je dois aussy vous dire que M. Leers acheve l’impression de l’ Avis aux refugiez • auquel il joint une reponce de M. de Larrey, autheur de l’ Histoire d’Angleterre [6]. Je croy qu’il sera necessaire que vous voiez cette piece[ ;] tout ce que je puis vous en ap[p]rendre / est que l’autheur demeure dans le doute sur M. Bayle et ne veut pas decider qu’il ait composé cet ouvrage[,] les conjectures qu’on a produites ne luy paroissant pas assés certaines. J’ay mis à part Ce que c’est que la France et je vous l’envoieray dés que vous me l’ordonnerez[.]

Vous me ferez plaisir de m’instruire de ce qui • s’imprime en Angleterre tant par rap[p]ort aux antiquités et à la critique, dont je suis plus curieux qu’à la theologie. J’ay recu le livre latin qu’on y a publié contre M. Le Clerc [7][ :] il est fort plein d’injures et de peu de remarques curieuses. Le livre d’Aymon Monumen[t]s de l’Eglise grecque [8] qu’on attendoit comme un chef d’œuvre qui devoit retablir l’honneur de feu M. Claude et de la religion sur la question des Grecs tombera, si je ne me trompe. L’autheur n’a eu que de l’entetement, ou du moins il a voulu paroitre en avoir, afin d’eblouir ses maitres, car son ouvrage est moins ample (je parle du concile de Jerusalem) que l’edition faite à Paris en 1678. Il paroit qu’il a retranché • le tiers dans son edition, ce qui la rend imparfaite et il n’y a pas un seul mot dans celle de La Haye qu’on ne trouve dans l’imprimé de Paris. J’ay confronté l’un avec l’autre fort exactement et vous pouvez faire fonds sur ce que je vous dis. On m’ecrit de France qu’on a trouvé beaucoup d’aneries dans ses notes. Le duc de Noailles de qui je tiens cette expression [9] / me charge de faire ses remerciemen[t]s à l’autheur de La Vie de M. Bayle de l’avoir mis à la tete de ses amis [10], parce qu’il s’en fait beaucoup d’honneur. Je n’ay pas cru que • je dusse luy cacher votre nom et votre merite.

Je vous prie d’avoir la meme bonté que vous avez eue de faire mettre cette lettre à la poste de Dublin[.] M. Laurens [11] à qui vous avez adressés mes lettres est françois et mon parent.

Je suis toujours, Monsieur, votre tres humble et tres obeissant serviteur Basnage

Ce 28 d’octobre

Notes :

[1] Le millésime découle du contenu de la lettre.

[2] Les villes de Bath et de Wells dans le Somerset étaient des villes d’eaux très fréquentées au XVIII e siècle. Des Maizeaux, souvent malade, avait fait le voyage de Bath pour soigner sa santé ; il devait y retourner l’année suivante. En effet, le 20 août 1708, Richard Steele écrivait à son épouse : « Desmaizeaux is gone to the Bath for his health. » : voir G.A. Aitken, The Life of Richard Steele (Boston 1899, 2 vol.), i.219 ; J.H. Broome, An agent, p.67, 70A, 75.

[3] Basnage répond à une lettre perdue de Des Maizeaux, où celui-ci avait dû s’inquiéter des intentions de Leers en ce qui concerne la publication de la version française de sa Vie de Mr Bayle : voir aussi Lettres 1758, n.3, 1765 et 1766, n.15.

[4] Henri Basnage de Beauval, HOS, juin 1708, « [Nouvelles littéraires] », p.287 : « On a écrit en anglois la Vie de Mr Bayle. On la fait traduire en françois, et on y fera beaucoup d’additions. » Ce sont de telles formules qui ont donné à Des Maizeaux l’impression que Leers et Basnage cherchaient à le « doubler » dans la publication de la Vie de Mr Bayle : voir Lettres 1758, n.3, et 1765, n.6.

[5] Caspar Fritsch (?-après 1709), originaire de Leipzig, libraire à Amsterdam de 1706 à 1708, et Michael Böhm (?-1722), originaire de Meissen, qui avait été employé en 1707 à Paris chez Claude Rigaud, libraire-imprimeur associé à Jean Anisson. Voir I.H. van Eeghen, De Amsterdamse boekhandel, 1680-1725 (Amsterdam 1960-1978, 5 vol.), i.64-65. Voir Henri Basnage de Beauval à Jean-Paul Bignon, lettre du 1 er novembre 1708 : « Je ne suis pas cependant fort seur de continuer [mon journal, l’HOS] ; car M. Leers vient de faire un traitté par lequel il transporte tout son fonds à M rs Firtsch [ sic] et un jeune homme de Paris dont le nom m’est échappé. Il demeure chez M rs Anisson et Rigaud. Ils l’ont acheté 120.000 livres et Mr Leers ne s’est réservé que le Dictionnaire de Furetière. Je doute que ces deux M[essieu]rs, tous deux Alleman[d]s, soutiennent bien leur marché. Je ne les connois point. La somme est bien grosse pour deux Alleman[d]s. » (éd. H. Bots et L. van Lieshout, n° 92, p.180 ; éd. M. Silvera, n°CXX, n.2, p.403). Le rachat du fonds de Reinier Leers par Fritsch et Böhm se réalisa officiellement devant le notaire Gommer van Bostel le 2 mai 1709 ; il devait donner lieu à la publication d’un « Avertissement » dans l’HOS, mars 1709, p.143, et avril 1709, p.146 : « Fritsch et Böhm donnent avis aux gens de Lettres qu’ils ont acheté le fonds de la librairie de Mr Reinier Leers à Rotterdam, et qu’ils ont établi leur maison dans la Haute Ruë à l’enseigne d’Erasme, près de la maison de ville. On trouve chez eux toutes sortes de livres d’Angleterre, de Hollande, de France, d’Italie et d’Allemagne, aussi bien que des estampes et des cartes geographiques. Ils continuëront l’Histoire des ouvrages des savan[t]s de Mr B*** et ils la donneront au public tous les trois mois, comme on a été accoutumé de les donner jusqu’à présent. Ceux qui voudront fournir des mémoires pour les y inserer, sont priez de les leur adresser. » Voir O. Lankhorst, Reinier Leers, ch. VI, p.129-135. Sur leur rôle dans la publication de l’édition Marchand des Lettres choisies de Bayle (Leyde 1714, 12°, 3 vol.) aux dépens de Des Maizeaux, voir Lettre 719, n.11.

[6] Isaac de Larrey, Réponse à l’« Avis aux réfugiez » par M.D.L.R. (Rotterdam, Reinier Leers 1709, 16°) : l’ouvrage de Larrey comporte 449 pages sans compter l’index très détaillé : il accompagnait une nouvelle édition de l’ Avis aux réfugiés imprimée par Reinier Leers sous l’adresse de l’édition précédente (Paris, chez la veuve de Gabriel Martin 1692 [Rotterdam 1709], 16°) : voir l’annonce de cette nouvelle édition dans les Mémoires de Trévoux, août 1709, p.1486-1487 (citée Lettre 1723, n.15). L’ Histoire d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, avec un abrégé des événemen[t]s les plus remarquables arrivez dans les autres Etats (Rotterdam, Reinier Leers 1697-1713, folio, 4 vol.) de Larrey était encore en cours de publication à l’époque de la présente lettre.

[7] Deux ouvrages latins hostiles à Jean Le Clerc venaient de paraître : d’une part, une Defensio sancti Augustini adversus Joannis Phereponi [Jean Le Clerc] in ejus opera animadversiones (Cantabrigiæ 1707, 8°) attribuée à Robert Jenkin, ancien fellow of St John’s College, Cambridge, qui avait publié également The Reasonableness and certainty of the Christian religion (3 e éd., London 1708, 8°, 2 vol.). D’autre part, Johann Heinrich Majus (1653-1719), Repetitum Examen Historiæ Criticæ Textus Novi Testamenti a P. Richardo Simonio, Congreg. Orat. Presbytero in Gallia Vulgatæ, Publicè institutum antehac in Academia Ludoviciana, nuncque auctum Introductione ad Studium Philolog. Criticum et Exegeticum, atque Examine Artis Criticê Johannis Clerici et Novi Speciminis Biblicarum Emendationum et Interpretationum Marci Meibomii (Francofurti ad Mœnum 1708, 4°). La remarque de Basnage vise certainement un des ouvrages de Robert Jenkin.

[8] Jean Aymon (1661-1720), Monumen[t]s authentiques de la religion des Grecs, et de la fausseté de plusieurs confessions de foi des chrétiens orientaux, produites contre les théologiens reformez, par les prélats de France et les docteurs de Port Roial, dans leur fameux ouvrage de « La Perpétuité de la foi de l’église catholique » : le tout démontré par des preuves juridiques (La Haye, Charles Delo 1708, 4°). L’ouvrage d’Aymon, ancien prêtre catholique réfugié aux Provinces-Unies, se fondait sur des documents dérobés à la Bibliothèque du Roi à Paris ; la découverte de cette perte fit l’objet d’un échange intense entre Nicolas Clément et Jacques Basnage, comme aussi entre Clément et Reinier Leers : voir Jacques Basnage, Corrispondenza, éd. M. Silvera, n° XCIII, n.1, XCVI, XCVIII, XCIX ; A. Goldgar, Impolite learning. Conduct and community in the Republic of Letters, 1680-1750 (New Haven, London 1995), p.174-183 ; D. Boisson, Consciences en liberté ? Itinéraires d’ecclésiastiques convertis au protestantisme (Paris 2009), p.380-382, 400-401.

[9] La lettre du duc de Noailles à Basnage est perdue.

[10] Des Maizeaux, The Life of Mr Bayle, loc. cit., p.216-217 : « Your Lordship desir’d to know who were Mr Bayle’s friends and correspondents in the several parts of Europe. Those that I can at present call to mind, besides such as I have already nam’d, were the duke of Noailles in France, who honours the Belles Lettres by his love for learned men and by his application to study ». Des Maizeaux nomme ensuite l’abbé Bignon, Malebranche, Bernard et François Lamy, Pinsson des Riolles, Rainssant, La Monnoye, Marais, Longepierre, François Bayle, Jacques Lenfant, Leibniz, Ancillon, Thomasius, Buddeus, Magliabechi, Pictet, Chouet, Falentin de La Rivière, Michel Le Vassor, La Roque-Boyer, Pujolas, Silvestre, Des Maizeaux, Coste, « etc. ».

[11] Thomas Laurent, commis de la poste à la Brille : voir Lettre 1766, n.17.

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