Lettre 1007 : Un réfugié londonien à Pierre Jurieu

[Londres, le 17 août 1694]

 

Extrait d’une lettre d’un homme de mérite de Londres qui est accompagnée d’un billet de Monsieur Abbadie.

 

« Il (Monsieur [de] La Mothe [1]) a fait l’éloge du mérite de votre personne et de vos ouvrages d’une maniere aussi forte que ce que Monsieur Benoit, Monsieur de La Placette, et autres ont fait [2]. Il s’étonne seulement que vous daigniez prendre encore feu contre ceux qui écrivent contre vous sur certaines choses, qui ne méritent pas, dit-il, que vous en troubliez votre repos : que s’il etoit en votre place, il ne se mettroit nullement en peine de tels discours : et il vous exhorte, comme étant fort votre serviteur [...] de ne vous plus inquieter sur ces matiéres. Le public vous rend justice ; outre que vous avez pour vous (par exemple en l’affaire du detestable libelle, Avis aux refugiés) les roys et les reynes protestants, les principaux des Etats-Généraux et du magistrat de Rotterdam, tous les bons refugiez, et si quelques-uns, comme partie des Parisiens (j’excepte nommément Monsieur Le Coq [3]) sont portez pour vos ennemis, cela provient d’erreur dans le fait, car s’ils les croyoient autheurs d’un tel livre, ils ne pourroient que les regarder avec horreur. Si un papiste en étoit l’autheur, il se seroit declaré depuis le temps, et il auroit raison de s’en glorifier comme étant notre ennemy découvert, quoyque dans le fonds on ayt fait voir son foible (comme sur l’ Exposition de l’ évêque de Meaux) par tant de réponses, qu’on a fait à ces deux méchants livres.

Chacun trouve que vos deux principaux ennemis ont beaucoup d’esprit, qu’ils écrivent d’une maniére agréable, et que c’est dommage qu’ils employent leurs talens à vous dépeindre dans plusieurs de leurs ouvrages tout autre que vous n’êtes. On dit d’eux que s’ils étoient aussi bons refugiez, et aussi ennemis de la Cour de France, qu’ils sont habiles en l’art d’écrire, ils n’attaqueroient pas si souvent un ancien théologien, qui a si bien écrit contre les Arnauds, les Pelissons, les Condoms, les Maimbourgs, les Nicoles, les sociniens et les libertins [4], et qui a consolé une infinité de fidéles depuis la persécution [5]. Ils vous imiteroient en employant leurs plumes contre les mêmes ennemis [...]

Comme Monsieur Abbadie étoit présent à l’entretien que j’eus avant hier sur votre sujet avec Monsieur de La Mothe [6], je viens de luy envoyer la lettre que je vous écris, afin qu’il voye si j’ai mis quelque chose qui ne soit pas conforme à ce qui fut dit à votre louange. Il a fait sa réponse sur mon billet, je vous envoye le morceau qui vous regarde particuliérement, où vous verrez ses sentimens à votre égard.

 

Voici ce que porte le billet de Monsieur Abbadie.

Je croy que rien n’est plus véritable ni plus judicieux, que ce que vous dites à Monsieur Jurieu. Il auroit moins d’ennemis s’il avoit moins de mérite, et s’il étoit moins bien intentionné. C’est un grand-homme, dont je crois devoir réverer jusqu’aux défauts, tandis que je le verray s’intéresser si chaudement pour le parti, et défendre avec tant de succès notre cause, qui est celle de Dieu. En un mot je suis parfaitement de votre avis là-dessus. Pardonnez s’il vous plaît ce griffonnage, et me croyez tout à vous
Abbadie

Notes :

[1Claude Grostête (ou Grosteste) de La Mothe (1647-1713), théologien originaire d’Orléans, était le fils de Jacques Grostête de La Buffière, avocat à Paris, un ancien du temple de Charenton. Il termina ses études de droit à l’université d’Orléans en 1664, et devint avocat à Paris l’année suivante. Cependant, il abandonna le droit pour la théologie et devint pasteur à Lizy, près de Melun, en 1675. En 1682, il accepta une vocation à Rouen mais, aucun successeur n’ayant été trouvé à Lizy, il y retourna et fut secrétaire du synode provincial. A la Révocation, il s’exila à Londres avec sa femme, Marie Berthe, fille d’un banquier parisien. Il y fut naturalisé en 1688 et devint ministre de l’Eglise huguenote de Threadneedle Street ; en 1694, il fut nommé ministre de l’Eglise de la Savoye à Londres aux côtés de Thomas Satur et le resta jusqu’à sa mort. En 1712, il devait être élu membre de l’Académie des sciences de Berlin. Son père abjura, comme aussi son frère, Marin Grostête des Mahis, qui de pasteur devint chanoine d’Orléans.
Voir Haag, v.371-372 ; P. et W. Bultmann, « Claude Grostête de La Mothe and the Church of England, 1685 to 1713 », Proceedings of the Huguenot Society of London, XX (1958-1959), p.89-101. A la date de la présente lettre, il venait de publier The Inspiration of the New Testament asserted and explain’d. In answer to some modern writers (London 1694, 8°), ouvrage dont la traduction française, Traité de l’inspiration des livres sacrez du Nouveau Testament, parut l’année suivante (Amsterdam, 1695, 8°). Dans son Apologie pour les synodes et pour plusieurs honnêtes gens déchirez dans la derniere satyre du s[ieu]r de Beauval (Rotterdam 1694), p.29 ( OD, v-2.705), Jurieu publia deux lettres de soutien des deux pasteurs de la Savoye, dont la seconde est datée du 15 mai 1694. En 1691, Satur et La Mothe avaient servi d’intermédiaires pour réconcilier Pierre Jurieu et Philippe Le Gendre. Voir Apologie pour les synodes, p.5 ( OD, v-2.681) et H. Bost, Le Consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam, p.124.

[2Dans son Apologie pour les synodes, Jurieu fait insérer une lettre d’ Elie Benoist datée de Delft, du 30 avril 1694, et une lettre de Jean de La Placette datée du 11 avril 1691 (p.30-34 : voir OD, v-2.706-710).

[3Il s’agit peut-être de Théodore Le Cocq, Parisien, qui devait épouser Madeleine Muysson (ou Muisson) en 1698 : voir Haag, vi.477, et Lettre 993, n.7.

[5Allusion aux Lettres pastorales de Jurieu.

[6Jacques Abbadie avait exercé son ministère à Berlin jusqu’en 1689 ; il devint ensuite aumônier du maréchal de Schomberg, et assista à la bataille de la Boyne ; puis il devint ministre de l’Eglise de la Savoye à Londres de 1690 à 1699, et fut nommé à cette date doyen de Killaloe en Irlande. Sur Claude Grosteste de La Mothe, voir ci-dessus, n.1.

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