Lettre 1012 : Jacques Du Rondel à Pierre Bayle

[Maastricht, le 22 septembre 1694 [1]]

C’est un homme d’esprit et fort sçavant que Mr de Laroque [2] ; cependant, mon cher Monsieur, j’ay bien peur que l’amitié ne luy ait falsifié les yeux en ma faveur, et ne m’ait presté des agrémens que je n’auray jamais. Franchement, je me connois un peu ; et si je ne suis un calomniateur de moy mesme, je suis du moins un assez rigide estimateur. Je sçay que mon ouvrage • n’est pas indigne de loüanges ; mais je ne croy pas qu’il en mérite de fort grandes. Quoy qu’il en soit, j’ay de l’obligation à Mr de Laroque des bons sentimens qu’il a de moy, et le supplie de me continuer son amitié. Je luy baise très humblement les mains. Je ne manqueray pas de faire les vostres à Mr de Marsilly [3] dès que je luy escriray, ce qui sera aux premiers jours, et les luy aurois faits, quand bien vous ne m’en auriez pas adverti ; hæc / talia continentur bonæ fidei judiciis, et præstanda sunt etiam citra conventionem [4].

Je ne sçay ce que c’est que les journaux de Mr Chauvin [5]. On n’en a point veu encore icy ; et vraysemblablement on n’en verra point. Nos trois libraires  [6] sont terriblement saouls des nouveautez qu’on leur envoye, et dont ils n’ont aucun débit. Ils pestent et jurent d’une grand’force et contre autheurs, et contre imprimeurs, et contre libraires ; et si Dieu n’a pitié d’eux (ce qu’il y a assez d’apparence qu’il ne fera pas, car il n’est aujourd’huy que le Dieu des armées) ils s’en vont quitter le mestier, brusler leurs livres et bombarder le Parnasse. Il y en eut qui me dit l’autre jour, dans son patois, qu’il feroit le diable à quatre, qu’il devirgineroit les Muses et qu’il dépudiqueroit Apollon. O pudor ! ô scelus ! ô labes ! [7]

Je croy avoir veû la Lettre de Bussi sur / les adversitez [8]. Elle m’a fait souvenir du vers d’Homère ηmισυ τηξ ἀρετηξ etc [9].

Je suis bien aise de vostre Père de l’Oratoire [10] ; mais je vous admire de me dire qu’il gouste fort vostre conseil pour Angleterre. C’est à quoy buttent tous ces explorateurs. Ils ne sortent de chez eux que pour aller jouir de la liberté de cette bienheureuse isle, où les Belles Lettres sont sur le throne ; et quand ils paroissent balancer, c’est qu’ils ont peur qu’on ne les devine.

Adieu, mon cher Monsieur. Aymez-moy toujours, puis que je suis si fort à vous

Ce 22.

 

A Monsieur / Monsieur Bayle, Professeur en philosophie / A Rotterdam •

Notes :

[1Du Rondel date sa lettre « ce 22 » ; la date se complète aisément, car la présente lettre répond à celle de Bayle du 14 septembre 1694 (Lettre 1010).

[2Dans sa lettre du 14 septembre (Lettre 1010), Bayle faisait état de l’admiration de Daniel de Larroque pour le livre de Du Rondel qu’il venait de recevoir, De vita et moribus Epicuri.

[3Bayle avait demandé à Du Rondel de saluer de sa part leur ami commun, Pierre Salbert de Marcilly : sur celui-ci, voir Lettre 232, n.9.

[4« Les choses de ce genre sont comprises dans les jugements de bonne foi, et doivent être assurées même quand il n’y a pas de contrat. » Du Rondel s’inspire sans doute de Gaius, Institutes, iv.VI.30 et IV.61-63.

[5Sur le Nouveau journal des savants d’ Etienne Chauvin, voir Lettre 716, n.7. Bayle avait mentionné dans sa lettre du 14 septembre 1694 (Lettre 1010) qu’Etienne Chauvin avait publié un compte rendu de « l’ Achille de notre patron » ; c’est à cette indication que Du Rondel répond ici : voir aussi Lettres 964, n.1, et 1010, n.3.

[6Les trois libraires à Maastricht à cette époque sont Pierre Boucher, Jacobus de Preys et Jonathan Delessart. Voir A.M. Ledeboer, Alfabetische lijst der boekdrukkers, boekverkoopers en uitgevers in Noord-Nederland van de uitvinding der boekdrukkunst tot den aanvang der negentiende eeuw (Utrecht 1875), p.33-34. Il a souvent été question de Delessart : voir Lettre 819, n.13.

[7« O honte ! O crime ! O souillure ! » : Du Rondel réunit trois fortes expressions d’horreur pour exprimer une feinte indignation.

[8Sur cet ouvrage de Bussy-Rabutin, voir Lettre 987, n.4.

[9Voir Bussy-Rabutin, Discours à sa famille, éd. D.-H. Vincent et Christophe Blanquie (Paris 2000). Le premier discours, publié pour la première fois en 1694, s’intitule soit Le Bon Usage des adversités soit Les Illustres Malheureux. Bussy introduit son écrit en avertissant le lecteur que « Je ne vous citerai pas ces gens que leurs crimes ont rendus infortunés, ceux-là ne sont pas à plaindre. Je ne vous parlerai que de ceux auxquels le mérite, ou quelque prétendue offense a fait des ennemis ou de ceux que Dieu a affligés pour des raisons à nous inconnues. Ce nombre de malheureux ne sera composé que de patriarches, de rois et de gentilshommes ». Bussy termine son catalogue en parlant longuement de lui-même. Homère, en revanche, parle dans l’ Odyssée, 17, 322-323, de serviteurs dont la négligence est dans leur nature même de serviteurs qui, dès le jour où ils sont plongés dans la servitude, ne jouissent que de « la moitié de leur “vertu” » ( ηmισυ τηξ ἀρετηξ). Du Rondel ne précise pas son opinion sur le rapport qu’il croit voir entre ces deux expressions d’une éthique aristocratique, l’une païenne, l’autre d’un christianisme équivoque. Dans un second discours, publié en 2000 pour la première fois d’après le manuscrit original (voir l’édition citée ci-dessus), Bussy parle du Bon Usage des prospérités sous la forme de quatre « Vies en abrégé », desquelles Bussy est absent sauf par ses commentaires.

[10Sur Michel Le Vassor, de passage à Rotterdam, voir Lettre 1010, n.4.