Lettre 1014 : Pierre Bayle à François Pinsson des Riolles

[Rotterdam, le 18 novembre 1694]

Pour Monsieur Pinsson des Riolles

Je vous suis infiniment obligé Monsieur, de l’exemplaire que Mr Leers m’a donné de votre part [1] de votre lettre sur les benedictins morts depuis peu [2]. Il n’y a point d’ecrits qui soient plus à mon gout et à mon usage presentement que ceux de cette nature, et ils me donnent un nouveau plaisir quand ils sont de votre facon. Je n’ai rien vu encore de tout ce que Mr Leers a acheté à Paris. Nous n’avons pas ici des nouveautez literaires.

Je viens de parcourir le journal des scavans qui s’imprime tous les deux mois ici à Rotterdam, et qui est de la composition de Mr Chauvin ministre du Languedoc refugié dans cette ville [3]. Je n’y ai trouvé qu’un seul livre imprimé en Hollande, encore n’est ce qu’une 2 e edition de La Vie du prince de Condé [4]. J’ai vu dans les titres qu’il met à la fin de chaque journal un Traité sur le luxe des coiffures imprimé depuis peu à Paris [5]. Je m’imagine que les predications du carme Connecte qui fut brulé à Rome [6] n’y ont pas eté oubliées. Un Anglois fort savant homme, nommé Wotton a fait un livre en sa langue sur la dispute des anciens et des modernes [7]. C’est au sujet de Mr le chevalier Temple qui dans ses Œuvres melées a fait une dissertation là dessus [8], où il semble preferer les anciens aux modernes. Wotton le refute, mais il ne refute pas moins[,] à ce qu’on m’a dit[,] Mr Perrault [9]. Comme je n’entens pas l’anglois je ne puis savoir que par raport ce que c’est. Il ne convient point avec Mr Perrault des preuves dont il se faut servir pour elever les modernes sur les / anciens, et comme c’est un homme fort versé dans les antiquitez, il s’attache à la nation egyptienne, et fait voir que l’idée que l’on se forme de la sagesse et de la science de cette nation est tres mal fondée. Vous voiez que c’est un champ où l’on peut trouver une belle moisson de literature.

Un de nos meilleurs humanistes nommé Perizonius professeur à Leyde a dessein d’ecrire contre Mr Perrault pour la defense d’ Homere etc [10]. C’est ce que Mr Crammer a annoncé au public dans ses Vindiciæ nominis germanici [11]. Je vous ai deja fait savoir que c’est une reponse à l’invective du P[ère] Bouhours qui a mis en question si un Allemand peut etre bel esprit [12]. Mr Perizonius attend la 3 e partie de l’ouvrage de Mr Perrault [13], avant que de se hater dans sa reponse qu’il prepare. Tout cela ne peut que contribuer à la gloire de Mr Perrault, et vous me ferez plaisir de lui temoigner que j’en suis tres aise etant autant que je le suis son tres humble serviteur.

Un medailliste alleman nommé Weidner a publié un • recueil des medailles qui concernent la pieté. Son livre a pour titre Pietas ex nummis antiquioribus delineata [14]. Mr l’ abbé Nicaise [15] sera bien aise de savoir cela, s’il ne l’a deja apris.

J’ai ap[p]ris avec bien de la douleur la mort de notre ami de Nimes Mr Graverol [16]. Il est mort, m’a t’on dit bon protestant, et a verifié la maxime de Lucrece, nam veræ voces tum demum pectore ab imo eliciuntur et eripitur persona manet res [17]. Cela, je m’asseure, ne vous empechera point de lui faire une inscription.

Je suis Monsieur tout à vous.

Notes :

[1Sur le voyage de Reinier Leers à Paris, voir Lettre 985, n.3 ; il était de retour à Rotterdam depuis fin octobre.

[2Voir l’ HOS de Basnage de Beauval, août 1694, art. XV : « Catalogue des savants de la congrégation de Saint-Maur dans une lettre de M. Pinsson à Mr de Chasse ».

[3Sur le Nouveau journal des savants d’ Etienne Chauvin, voir Lettre 716, n.7.

[4Jean de La Brune, Mémoires pour servir à l’histoire de Louis de Bourbon, prince de Condé (Cologne, Pierre Marteau 1693 et 1694, 12°, 2 vol.).

[6Bayle consacre un article du DHC à Thomas Conecte, carme brûlé à Rome en 1434. Breton de naissance, il résida d’abord en Flandre et se fit connaître par ses prédications contre les vices du clergé et contre le luxe des femmes. Il se rendit ensuite à Mantoue, où il réforma l’ordre des carmes ; de là, il partit pour Venise et pour Rome, où le pape Eugène IV le fit arrêter, car, affirme Bayle, « il fut trouvé coupable des plus dangereuses hérésies que l’on eût pu enseigner en ce tems-là : il blâmait la dissolution du clergé et celle de la Cour de Rome ».

[7Sur cet ouvrage de William Wotton, où il prenait le parti des Modernes, voir Lettre 1013, n.16.

[8Sur les Miscellanea de William Temple, où il prenait le parti des Anciens, voir Lettre 1013, n.16.

[10Sur cet ouvrage de Perizonius en préparation, voir Lettre 1013, n.15.

[11Sur l’ouvrage de Johann Friedrich Cramer, Vindiciæ nominis Germanici, où il défendait l’esprit des Allemands contre les sarcasmes du Père Bouhours, voir Lettre 1011, n.7.

[12Sur ce trait d’esprit du Père Bouhours dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène (Paris 1671, 4°), entretien IV, p.302, à propos de Jacques Gretserus, voir Lettre 1011, n.6.

[13Perizonius attendait sans doute le IV e tome contenant le « cinquième et dernier dialogue » de Charles Perrault : Parallèle des Anciens et des Modernes, où il est traitté de l’astronomie, de la géographie, de la navigation, de la guerre, de la philosophie, de la musique, de la médecine, etc. (Paris 1697, 12°), car le troisième avait paru déjà en 1692 : voir ci-dessus, n.9. En effet, l’ouvrage de Perizonius ne devait paraître qu’en 1702 : voir Lettre 1013, n.15.

[15Allusion aux liens entre Nicaise et Pinsson : ils partagaient les informations de la République des Lettres et les diffusaient par les réseaux des correspondants de Bayle et de Leibniz ; voir ci-dessus notre introduction au tome IX.

[16François Graverol était mort le 10 septembre 1694 ; sur ce membre de l’Académie de Nîmes, éditeur des Sorberiana, voir Lettre 221, n.40.

[17Citation de Lucrèce, De rerum natura, III, 57 : « C’est seulement alors que des paroles sincères jaillissent du fond du coeur, que le masque est arraché, et que la réalité se montre à nu. »

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