Lettre 1019 : Pierre Bayle à Jean Bruguière de Naudis

[Rotterdam,] le 29 [novem]bre 1694

J’ay receu en son tems, Monsieur mon tres cher cousin[,] votre lettre du dernier d’août [1] qui m’a appris qu’il s’en est perdu une des miennes. J’ay differé à vous repondre tant parce que j’attendois ou par vous ou par Mr Brassard quelque nouvelle de ce qui se seroit passé dans votre entre-veüe avec ma belle-sœur [2] ; que parce que Mr Daspe me fait esperer de jour en jour de terminer l’affaire de la veuve Mercier [3] ; il m’a fait savoir qu’il a donné ordre qu’on comptat à Monsieur Baricave [4] à Londres l’argent de cette veuve ; mais il ne m’a point fait savoir que son ordre ait eté exécuté ; ainsi je ne vous envoïe point le recu de Monsieur Baricave ; quant à celui de Mr de La Rize [5], je ne vous l’envoïe point, car il faudroit vous envoïer deux ou trois lettres qui grossiroient ce paquet, et vous feroient debourser pour le port plus qu’il ne faudroit[.] Il donna commission à un de ses amis de retirer de mes mains la somme en question, et m’avertir de cela ; voila deux lettres[,] son ami m’ecrivit et m’envoia une quittance, mais comme je ne donnai point l’argent ce jour là, mais quelques jours après à un sien oncle, j’ay pris billet de cet oncle[.] Il vous faut tous les papiers pour avoir une quittance. Le sieur de La Rize ne m’a point fait savoir / si son ami lui a remis l’argent : le sieur Rousse [6] ne m’a point fait savoir non plus s’il a r[e]ceu le sien pour lequel je lui fis tenir une lettre de change, mais sans avoir tous ces papiers, la veuve n’a qu’à demander aux parens de ces deux personnes s’ils ont remis l’argent ; s’ils l’avoüent elle n’a pas besoin de quittance[,] s’ils le nient, il faut me le faire savoir incessament.

Passons à un autre article. Je suis le plus reconnoissant du monde de la peine que vous voulez prendre avec tant de bonté de liquider un peu mes petites affaires avec ma belle-sœur. Je vous en fait mes plus tendres remerciemens, je crains que vous ne trouviez des obstacles : le peu d’expérience que j’ai m’a toujours montré que la veritable pierre de touche pour connoitre les honnetes gens, dont le nombre, comme le disoit autrefois l’un de nos anciens poetes, est à peine egal à celui des embouchures du Nil, est de voir s’ils se peuvent désaisir de bonne grace d’un bien qui les accommode, soit qu’il leur ap[p]artienne, soit qu’il ne leur appartienne pas. Vous vous souviendrez de ce que je vous ai ecrit au sujet du petit present que j’avois fais [ sic] à mes cousins vos ainés à prendre sur Monsieur de Courbaut [7]. J’attens avec impatience à savoir de quelle composition* vous aurez trouvé la demoiselle [8], et du reste je vous suis infiniment obligé de vos offres. Un philosophe comme moi accoutumé dès l’enfance à une vie frugale, à ses besoins fort bornés, et n’est jamais à charge à personne, et j’ai montré à mes ennemis en continuant à demeurer où je demeurois, et en ne changeant rien à mon train de vie, que je me pouvois passer de leurs cinq cens francs [9].

Ma lettre perduë vous ap[p]renoit que jamais Mr Du Bosc [10] n’avoit eté accusé de rien par notre prophete, et ainsi c’est une fable destituée de tout fondement que ce que le sieur Favart [11] vous a pû dire. Les gens de notre païs sont fort sujets à debiter mille impertinens mensonges. Mr Du Bosc est mort il y a prés de deux ans, Mr Le Gendre, / autrefois ministre de Roüen, et marié avec une fille de Mr Du Bosc[,] a fait imprimer sa vie avec quelques pieces du defunt [12].

Ce qui regarde Mr Claude [13] est un roman aussi impertinent que l’autre : vous pouvez compter sur ce que Mr de Ladeveze en a publié [14].

Je travaille toujours à mon Diction[n]aire, et comme ce sera un livre de deux volumes in folio : chacun de plus de douze cens pages ; il ne faut pas s’etonner qu’il faille plusieurs années à l’achever [15][.] Je ne croi pas qu’il soit en etat d’etre mis en vente avant deux ans[.] Quand vous aurez vû comment cela est bati, vous trouverez plus etrange qu’on ait pu l’achever dans quatre ans, que non pas qu’il y ait fallu emploïer tant d’années.

Mr de Beauval a publié deux ecrits fort bien tournés et fort piquans contre notre homme, dont l’un est intitulé Monsieur Jurieu convaincu de calomnie et d’imposture [16] : cela a fort chagriné notre faux prophète, il n’a pu repondre autrement qu’en obtenant par son credit que ces deux livres fussent deffendus, comme etant imprimés sans nom d’auteur et d’imprimeur, et contenant des expressions dures contre un ministre celebre[.] Ce n’est point repondre aux faits par lesquels Mr de Beauval l’a convaincu de calomnie. Ils demeurent donc toujours sur pied. La crainte qu’il a eu[e] que ces deux livres ne le perdissent de reputation (car il y est traitté d’hipocrite, de malhonnete homme sans foi sans conscience) l’a obligé de reprendre ses Pastorales [17], afin de faire savoir aux freres de France 1° Que son consistoire lui avoit expedié un temoignage d’orthodoxie et de zele ; 2° Que le souverain avoit defendu les deux livres de son ennemi.

Je vous ap[p]rens que Mr Saurin ministre d’Utrecht vient de lui porter une rude bot[t]e [18] ; il a publié deux assez gros livres où il lui montre qu’en quatre ou cinq points tres importans il a enseigné une doctrine fausse, opposée à notre confession de foi, et tres dangereuse : cet ouvrage est solide, bien raisonné, et on ne sauroit y repliquer rien qui vaille.

Mr Isarn a sous la presse un livre contre ce meme imposteur [19] : il fait reimprimer la lettre qu’il publia autrefois à Mont / Tauban [ sic] contre lui sur le bapteme, et y joint d’autres pieces[.] Vous ne sauriez croire les divisions scandaleuses que l’humeur inquiete et superbe de cet homme nourrit parmi les refugiés. Cela scandalise les naturels du païs [20], et rend tres odieuse notre nation[.]

Je fais mille vœux pour votre prosperité, et pour celle de ma chere cousine votre epouse que j’embrasse tendrement, et mes cousins vos fils aussi sans oublier le reste de la famille et parenté [21]. Ap[p]renez moi des nouvelles des etudes de vos ainés [22]. Je suis tout à vous.

Notes :

[1La lettre de Naudis du 31 août est perdue ; Bayle confirme également ici que sa lettre mentionnée dans celle du 5 juillet (Lettre 993 : voir n.4) s’est bien perdue.

[2Voir les difficiles négociations financières entre Marie Brassard et Jean Bruguière de Naudis : Lettre 1064.

[3Sur M. Daspe et « l’affaire de la veuve Mercier », voir Lettres 961 et 993.

[4Jean Baricave, ancien pasteur du Mas d’Azil : voir Lettres 13, n.66, et 77, n.19 ; il avait apparemment rejoint son neveu Paul Falentin de La Rivière à Londres : voir Lettres 77, n.19, 101, n.2, et 484, n.1 et 2, et 865, n.10.

[5Bayle avait fait allusion à la quittance du sieur de La Rize dans sa lettre du 5 juillet : voir Lettre 993, n.6.

[6Nous n’avons su identifier le sieur Rousse.

[7Cette intention de Bayle avait dû être annoncée dans la lettre perdue à laquelle il a déjà fait allusion. M. de Courbaut était un cousin de Bayle du côté maternel : voir Lettres 627, n.3, et 711, n.1.

[8Marie Brassard, la veuve de Jacob Bayle.

[9Allusion aux émoluments de professeur de l’Ecole Illustre que Bayle a perdus depuis sa destitution en octobre 1693 : voir Lettre 950.

[10Pierre Du Bosc, ancien pasteur à Rotterdam ; il était déjà malade en août 1691 (Lettre 820, n.19) et mourut le 2 janvier 1692. Philippe Le Gendre avait publié sa Vie accompagnée de plusieurs œuvres : voir Lettre 932, n.10.

[11Nous n’avons su identifier ce Favart qui répandait de faux bruits sur un conflit entre Jurieu et Pierre Du Bosc. Il avait sans doute confondu Pierre Du Bosc avec son gendre Philippe Le Gendre : voir Lettre 818, n.13, et la note suivante.

[12Sur Philippe Le Gendre et sa querelle avec Jurieu, voir Lettres 818, n.13, et 828, n.10. Il avait publié La Vie de P. Du Bosc, ministre du saint Evangile, enrichie de lettres, harangues, dissertations et autres pièces importantes (Rotterdam 1694, 8°) : voir Lettre 932, n.10.

[13Il s’agit sans doute ici des sermons de Jean Claude : voir Lettre 882, n.42.

[14Abel-Rodolphe de La Devèze, Abrégé de la vie de Mr Claude (Amsterdam 1687, 12°) : voir Lettre 882, n.42.

[15Le début de l’impression du DHC avait été annoncé par Bayle dans sa lettre du 29 juin 1693 (Lettre 930).

[16Sur ces écrits de Basnage de Beauval, voir Lettres 781, n.6, 813, n.1, et 857, n.14.

[17Sur la reprise par Jurieu de la publication des Lettres pastorales, voir Lettre 1016, n.10. Dans la XXII e lettre (1 er novembre 1694), p.183-184, Jurieu a fait reproduire la « Résolution des seigneurs deputez des Etats de Hollande » et l’« Extrait du livre des actes du consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam » du 26 septembre condamnant ces pamphlets.

[18Sur Elie Saurin et ses publications hostiles à Jurieu, voir Lettres 554, n.1, 820, n.15, 865, n.15, et 898, n.3.

[19Sur l’ouvrage de Pierre Isarn contre Jurieu, voir Lettre 1016, n.12.

[20Les Hollandais sont choqués de voir ces divisions parmi les huguenots réfugiés aux Provinces-Unies.

[21Nous ne connaissons pas le nom de la femme de Naudis, qu’il avait épousée en 1675.

[22Les fils aînés de Naudis poursuivaient leurs études à Toulouse : voir Lettres 1026 et 1089.

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