[Rotterdam, le 2 avril 1695]

Très célèbre Monsieur,

Il m’est arrivé ce matin la lettre que notre Leers a reçue hier contenant cette carte envoyée à votre intention par le distingué Nicaise [1]. Il me demande de vous faire ses excuses pour ne pas vous écrire, étant torturé de douleurs très graves et pour tout dire risquant d’avoir à subir une lithotomie [2].

Vous verrez qu’il n’y a pas de raison pour ne pas faire dans ces parages une version latine de l’histoire des grands voyages écrite en français par Bergier [3], puisqu’il ne semble rester aucun espoir de la traduction promise qu’on attendait depuis longtemps en Italie. L’auteur en question est Nicaise, à qui on attribue la traduction de la table de Peutinger, de l’itinéraire d’Antonin et d’autres choses pareilles avec des notes remarquables.

J’ai volontiers saisi cette occasion, homme très excellent, de vous saluer et de vous assurer de mon estime inaltérable. Portez-vous bien et profitez de votre belle santé que vous avez à tel point l’habitude de consacrer à l’avantage de la République littéraire. Il y a déjà quatre ou cinq mois, le susdit Nicaise m’a informé que vous lui aviez écrit que le Français Teissier était en train de composer un nouveau dictionnaire historique donnant des leçons sans doute à Moreri. Mais je crains que par un défaut de mémoire il ne confonde les noms et attribue à Teissier ce que vous aviez vous-même attribué par mégarde à Teissier en parlant de Chappuzeau [4] ; d’ailleurs l’année dernière Samuel Chapppuzeau a lui-même publié en Allemagne la description de son dictionnaire historique où l’on peut discerner un ouvrage beaucoup plus remarquable que celui de Moreri.

Mon dictionnaire historico-critique avance assez et trop lentement, nous sommes à peine arrivés à compléter le trentième de l’ouvrage [5] et je suis grandement gêné par le manque de livres et d’hommes de qui je puisse avoir de vive voix des choses qu’il importe que je sache dans l’intérêt de mon ouvrage et de mon plan. Personne dans cette catégorie d’hommes pourrait m’aider davantage que le très illustre Grævius, s’il m’était permis de jouir souvent de sa conversation.

Adieu encore une fois. Je vous souhaite une santé d’athlète. Qu’il me soit permis par votre extrême obligeance de saluer Monsieur Bauldri et de le féliciter d’avoir été inscrit sur le registre des professeurs titulaires [6].

Donnée à Rotterdam le 2 avril 1695.

Notes :

[1Claude Nicaise écrit à Reinier Leers, et Bayle fait suivre à Grævius la carte que Nicaise lui destinait dans son envoi : bel exemple du fonctionnement des réseaux. La lettre de Nicaise à Leers nous est inconnue.

[2Lythtomie ou, cystotomie : opération par laquelle on extrait un calcul de la vessie au moyen d’une incision faite au col ou aux parois de cet organe.

[3Sur cet ouvrage déjà ancien de Nicolas Bergier, voir Lettre 943, n.9. Le titre complet explique les appendices que Bayle souhaite faire joindre à la traduction latine par Nicaise : Histoire des grands chemins de l’Empire romain, contenant l’origine, progrès et etenduë quasi incroyable des chemins militaires, pavez depuis la ville de Rome jusques aux extremitez de son empire : où se voit la grandeur et la puissance incomparable des Romains : ensemble l’éclaircissement de l’itineraire d’Antonin et de la carte de Peutinger, ouvrage publié de nombreuses fois à partir de 1622 et dont il existe aujourd’hui plusieurs versions électroniques. La Table de Peutinger ( Peutingeriana Tabula Itineraria) est une copie datant du XIII e siècle d’une carte ancienne (III e siècle) où figurent les routes militaires qui traversaient l’Empire romain. Konrad Peutinger (1465-1547), humaniste allemand, avait hérité cette carte de son ami Konrad Bickel (1459-1508), bibliothécaire de l’empereur Maximilien d’Autriche. L’« itinéraire d’Antonin » donne les étapes et les distances sur les différentes routes indiquées.

[4En effet, il s’agit sans doute d’une confusion. Samuel Chappuzeau – que Bayle connaissait de longue date (voir Lettre 67, n.14) – avait publié deux ans plus tôt le Dessin d’un nouveau dictionnaire historique, géographique, chronologique et philologique (Zell 1694, 4°) et, sans doute vers la même date, le prospectus d’une Bibliothèque universelle, historique, géographique (s.l.n.d., 4°), mais l’ouvrage ne devait jamais paraître. Leibniz y fait allusion dans sa lettre à Nicaise du 24 septembre 1695 (éd. Gerhardt, ii.554 ; voir aussi ii.585). De son côté, Antoine Teissier avait publié, après Les Eloges des hommes savans, tirés de l’« Histoire » de M. de Thou (Genève 1683, 12°), dont une nouvelle édition était annoncée (Utrecht 1696, 12°, 3 vol.), le Catalogus auctorum qui librorum catalogos, indices, bibliothecas, virorum litteratorum elogia, vitas aut orationes funebres, scriptis consignarunt, [...] cum Philippi Labbei « Bibliotheca summaria » (Genevæ 1686, 12°), dont le deuxième tome devait sortir des presses de De Tournes en 1705.

[5A cette date, l’impression du DHC en est à 200 feuilles : voir Lettre 1026. Début juin, Bayle annonce que l’impression du premier volume – qui va jusqu’à la lettre G – ne sera achevée qu’à la fin du mois d’août : il comprendra 330 feuilles : voir Lettre 1039.

[6Sur Paul Bauldry (Baudrius), professeur d’histoire de l’Eglise à l’université d’Utrecht, voir Lettre 683, n.2.

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