Lettre 1033 : Julien Simon Brodeau d’Oiseville à Pierre Bayle

• [Paris, le 25 avril 1695]

Monsieur

A mon retour de la campagne où j’ay passé quelques jours chés un de mes parents j’ay reçû la lettre que vous me faites l’honneur de m’escrire du 14 e de ce mois [1] ; elle m’a surpris, Monsieur, plus agreablement que je ne pourrois vous le dire, puisque bien loin de vous avoir paru coupable par toutes les apparences qui estoient contre moy avant que vous eussiés reçû mes deux lettres, il semble que vous ayés dessein de vous justifier d’une faute qui ne peut subsister que dans l’exces de vostre delicatesse, et de l’exactitude extreme avec laquelle vous ne laissés pas de respondre à toutes les personnes à la fois qui ont l’honneur d’estre en commerce avec vous, pendant que vous avés d’ailleurs tant d’occupations si serieuses et si importantes à la Republique des Lettres : je n’avois eu l’honneur de vous escrire qu’une seule lettre, Monsieur, et j’en avois reçû depuis deux de vous presque coup sur coup avant que vous eussiés veu mes dernieres [2][.] Cependant vous voulés me persuader que Mr Le Duchat est l’unique cause des jugemens desadvantageux que j’ay pû faire de vostre silence. Si je connoissois moins, Monsieur, combien vostre bonté est sincere, ne devrois-je pas estre convaincu que tout ce que vous me faites la grace d’alleguer pour excuse de vostre faute pretendüe seroit une raillerie tres naturelle de ma negligence ? Il est vray que si j’eusse pû en avoir pour vous, je serois trop criminel ; mais outre que vos sentimens ne sont rien moins que du vulgaire, et que vous estes incapable de prevention contre les personnes qui vous honorent autant que je fais, Mr Le Duchat me justifie assés heureusement en s’accusant luy mesme [3] ; aprés l’adveu qu’il vous a fait, Monsieur, je ne dois plus luy vouloir autant de mal que lors qu’il m’apprit son infidelité il y a environ quinze jours ; tout mon amy qu’il est j’ay eu depuis un violent chagrin contre luy quoyque je ne luy en aye rien temoigné, car enfin il ne s’agissoit pas d’une bagatelle, et Mr Le Duchat par sa negligence avoit travaillé à me ruiner auprés de vous, ce qui seroit un malheur dont je serois inconsolable toute ma vie. /

Je serois encore plus malheureux, Monsieur, si vous estiés effectivement persuadé que tout ce que j’ay eu l’honneur de vous escrire estoit plustost un compliment à la mode, qu’une verité ; mais j’aurois tort de rien craindre de pareil, et vous estes trop habile pour prendre si aisement le change ; vous devés estre accoustumé depuis long temps à de semblables complimens, s’il est vray qu’ils meritent ce nom, d’ailleurs où seroit la justice, Monsieur, de vouloir m’engager à parler de vous contre ma propre connoissance ? J’ay trop d’interest à tascher de m’establir dans l’esprit des honnestes gens pour me destruire tout d’un coup en faisant paroistre des sentimens si opposés à ceux qu’ils ont conçû de vostre merite, ainsy quoyque vostre modestie vous fasse rejetter les loüanges dont vous n’estes que trop digne, et que vous soyés infiniment au dessus des eloges, c’est neatmoins la plus belle recompense que le public est capable de vous donner pour tant d’excellents ouvrages dont vous l’enrichissés tous les jours,

E benche d’alma valorosa e bella

l’honor sia poco pregio, è però quello

che si può dar maggiore

a la virtute in terra [4].

Je ne sçais, Monsieur, comment vous exprimer la reconnoissance que j’ay des bontés que vous me tesmoignés tousjours à l’esgard de / mon manuscrit, mais je suis en mesme temps confus des peines que vous voulés prendre pour une chose qui le merite si peu ; quoy que ma traduction soit capable d’elle mesme de vous en dissuader par sa foiblesse, je vois bien que vostre generosité l’emportera tousjours sur les plus fortes raisons que je pourrois avoir l’honneur de vous alleguer, ainsi je me soumets entierement à tout ce qu’il vous plaira de decider.

Je ne vous suis pas moins redevable, Monsieur, des soins dont vous m’avés fait la grace de vous charger au sujet du Lexicon de Schrevelius [5] ; si Mr vostre amy de Londres ne vous donne point d’autres nouvelles de ce livre que celles que vous avés eu la bonté de m’apprendre jusqu’à present, je vous prie de ne vous en point mettre en peine à l’advenir, aussi bien Schrevelius luy mesme dans la preface de son Lexicon in 8° de l’edition de 1670 chés les Hackes paroist en quelque maniere desadvoüer toute autre edition que celle de ces imprimeurs.

Le peu de place qui me reste ne me permet pas, Monsieur, de respondre à ce que vous me faites l’honneur de me dire dans les 2 derniers articles de vostre lettre [6], je me reserve à une autrefois, de mesme qu’à vous faire part de ce que je pourray descouvrir icy de curieux, et selon vostre goust : cependant je demeure tousjours avec le mesme respect Monsieur vostre tres humble et tres obeissant serviteur
Brodeau A Paris ce 25 e d’avril 1695

Notes :

[1Les lettres de Bayle adressées à Brodeau d’Oiseville sont perdues.

[2Nous ne connaissons qu’une lettre antérieure de Brodeau d’Oiseville : celle du 4 décembre 1694 (Lettre 1021).

[3Jacob Le Duchat avait avait apparemment déclaré à Bayle – dans une lettre perdue – que Brodeau s’étonnait de ne pas recevoir une réponse de la part de Bayle à sa lettre du 4 décembre 1694 (Lettre 1021).

[4Giovanni Battista Guarini (1538-1612), Il Pastor fido, tragicomedia pastorale (Ferrara 1590, 12°). Ce drame pastoral qui imitait l’ Aminte du Tasse obtint un succès extraordinaire. Guarini introduisit dans sa pièce le chœur antique, chanté avec accompagnement d’instruments. Brodeau d’Oiseville cite des vers du chœur (Acte IV, sc. 3) : « Et quoique l’honneur soit un prix léger pour une âme courageuse et belle, c’est le plus grand qui puisse être conféré à la vertu en ce monde ». L’œuvre de Guarini fut traduit par Roland Brisset, sieur Du Jardin, Il Pastor fido, Le Berger fidelle, faict italien et françois pour l’utilité de ceux qui désirent apprandre les deux langues, de Baptiste Guarini (Paris 1610, 12° ; Rouen 1610, 12°).

[5Brodeau d’Oiseville mentionne la cinquième édition de l’ouvrage de Cornelius Schrevelius, Lexicon manuale Græco-Latinum et Latino-Græcum (Lugduni Batavorum 1670, 8°) publiée par Jacob Hackius à Leyde. La première édition de ce lexique avait paru en 1654 à Leyde, suivie d’une seconde édition augmentée en 1657. Une édition aux caractères défectueux avait paru en 1676 à Londres. Sur l’imprimeur, voir P.G. Hoftijzer, «  Sic transit gloria... The end of the Officina Hackiana  », Quærendo, 26 (1996), p.258-273.

[6Les lettres de Bayle étant perdues, nous ne saurions préciser la nature de ces derniers « articles ». Malheureusement, aucune autre lettre de Brodeau d’Oiseville ne nous est connue avant celle du 2 janvier 1696 (Lettre 1070) : il nous manque certainement une lettre où il revenait sur ces deux « articles ».

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