A Pierre Bayle à Rotterdam
Messagères parfois du vrai, la rumeur ou mieux les lettres d’amis ou les conversations familières vous ont indiqué depuis longtemps que je me crois du nombre de ceux qui, si possible, ont résolu et vivement souhaité l’installation de la concorde et d’une paix durable entre vous et Jurieu. Pour que cela se fasse plus sincèrement et plus sûrement il faut, me semble-t-il, examiner l’état de votre litige prolongé [1] (mais cela avant le jour de nos assises qui vont être renvoyées au 15 juin [2] selon ce que disaient espérer vos concitoyens), de peur, pour le dire brièvement, qu’étant donné le grand nombre de cas à juger je ne prononce un verdict injuste. Comme donc, tout en espérant me tromper, je crains de ne pas pouvoir apprendre de vous personnellement l’état de la question, je voudrais que vous me l’indiquiez en trois mots ; surtout pour savoir si nous ne nous sommes pas réjouis d’un vain espoir de réconciliation [3]. Certes vous m’avez fortement attiré dans votre camp ; à ce moment je me nomme celui qui a pris à cœur votre cas et l’a défendu depuis le jour même où j’ai pris connaissance de cette querelle hermétique. Si seulement m’était accordé le bonheur de vous avoir réconciliés avant mon départ ou avec l’aide d’autrui de vous apporter au moins la paix, je serais, par Hercule, transporté de joie et vous féliciterais vivement, vous et les Muses, d’être dépeints consacrant votre loisir à vos très doctes travaux. Si vous pouvez me prêter la dernière lettre pastorale de Jurieu [4], saupoudrée de sel fort piquant, très volontiers je l’examinerai attentivement en marquant la façon dont il malmène avec des paroles perfides tous les plus sûrs défenseurs de la vérité orthodoxe. Si vous avez à me communiquer d’autres choses, meilleures ou plus nécessaires à savoir, envoyez-les-moi pendant les vacances de Pentecôte. Il me semble que celui que vous allez stigmatiser vous a traité longtemps comme son hôte.
Maintenant les employés d’imprimerie qui aiment les fêtes vous laisseront partir sans peine. Comment vont les choses chez Basnage ? Si vous le savez (et comment son ami intime ne le saurait-il pas ?) faites-le-moi savoir, parce que cela aussi me sera utile. Voici le catalogue de Le Tellier [5] que notre Beughem [6] a voulu qu’on vous restitue préfacé de la plus haute expression de sa gratitude ; il présente ses compliments et vous offre volontiers tout ce dont vous avez besoin. J’ai ajouté en cette occasion la disputation sur la maladie d’Ennius [7], au sujet de laquelle, de même que sur la vie de l’auteur, il y a très peu de choses.
Portez-vous bien.
Le treizième jour avant les Calendes de juin 1695.
Notes :
[1] Almeloveen s’apprête à discuter de « l’affaire Bayle » à Leyde lors de la réunion de la commission nommée par le consistoire : voir Lettre 1031, n.34. Il fait une demande semblable à Basnage de Beauval vers la même date, car celui-ci, en apprenant le souhait d’Almeloveen par Jacques Bernard, donne le détail de sa querelle avec Jurieu dans une lettre adressée à Almeloveen du 10 juin 1695 (éd. Bots et Lieshout, n°38, p.77-78).
[2] La réunion de la commission nommée par le consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam : voir Lettre 1031, n.34.
[3] Rien ne laissait espérer une réconciliation entre Bayle et Jurieu – comme Bayle le lui déclarera lui-même dans sa réponse du 22 mai (Lettre 1037).
[4] La dernière Lettre pastorale adressée aux fidelles épars de Jurieu date du 7 janvier 1695 (II e Lettre pastorale de la quatrième année, éd. R. Howells, p.9-16) et porte « Sur la mort de la reine d’Angleterre, arrivée le vendredi matin 7 de janvier 1695 à une heure apres minuit. La grandeur de cette perte. Consolations et instructions ».
[5] Sur le catalogue de la bibliothèque de Charles-Maurice Le Tellier, voir Lettre 998, n.3.
[6] Cornelis van Beughem, auteur de La France sçavante : voir Lettre 763, n.6.
[7] Nous n’avons su identifier cette disputation. Quintus Ennius, fondateur de la litttérature latine, passait pour avoir été un alcoolique et avoir souffert de la goutte.
