Lettre 1038 : Jacques Du Rondel à Pierre Bayle

[Maastricht, le 28 mai 1695]

J’ay receû vostre lettre sur Boissat [1], mon très cher Monsieur, et vous en remercie très humblement. Je vous l’aurois tesmoigné plutost, si je n’avois fait conscience de vous dérober à vostre temps, qui vous est si cher, que vous employez si bien, et dont vous voulez bien pourtant estre comptable au public, pour les belles choses que vous nous donnez de fois à autres.

Je vous rends graces avec toute la reconnoissance d’un homme absolument touché jusqu’au fonds du cœur, de l’honneur que vous me faites de me citer dans l’article d’« Epicure » [2]. Mais vous m’eussiez obligé sensiblement*, en brave homme et en vieil ami, si vous m’en eussiez envoyé la maculature*, comme vous avez fait autrefois d’« Accius » et de « Balzac » [3]. Il me semble, mon très cher Monsieur, que je gouste et que je savoure assez bien le plaisir que vous me faites, pour que cela vous eust engagé et vous engage doresnavant à me régaler d’une demy / feuille de papier, toutes les fois que mon nom s’y rencontrera heureusement. Jamais lettres ne seront mieux payées ni plus guayement que celles-là ; asseurez vous de cela, mon très illustre ami. De quelque façon que vous ayez pu me mettre dans l’article, je vous diray une chose que je trouve vraye de plus en plus tous les jours. C’est que le sçavant Gassendi a expliqué Epicure selon Lucrece, et presque point selon le texte de Diogene [4]. Gassendi ne parle point d’œconomie dans les cieux, ni de sympathie, ni de symphilie, ni d’atomes apotélestiques, je dis apotélestiques pour soy mesme et qui marquent presque un dessein ; et c’est ce qui m’a fait citer page 130, cinq ou six lignes de Pacatus, lesquelles, aussi bien que les paroles d’ Epicure, sont des allusions aux dogmes de Pythagore et de ceux qui croyent l’ame du monde [5]. Pour ce qui est de Lucrèce il suit plustost certains interprètes d’Epicure, qu’Epicure mesme, qui estoit un bon homme et un bigot outré. Car enfin, s’il est vray selon Aristote, ou plustost selon la raison, qu’on / ne sçauroit juger des gens que sur leurs paroles ou sur leurs actions, de quelle façon est ce que Gassendi a pu soustenir, qu’ Epicure n’a point creû la Providence, puis qu’il a fait des livres de piété, et que toute sa vie il a esté attaché au culte de ses dieux. A vostre advis, auroit on bonne grace de soustenir que Durant de S[aint] Porcien [6] seroit un impie, parce qu’il auroit creu la Providence d’une autre façon que les autres hommes ; veû qu’il a fait des livres de théologie, et qu’il a vescu en homme de bien. Car de vouloir juger de l’intérieur des gens, c’est révoquer en doute la conscience et la vertu des payens, des juifs, des mahométans etc. et il n’y a personne de qui on ne puisse dire tout ce qu’on voudra. Si j’avois à faire une traduction de Diogene [7], je rendrois l’innocence d’ Epicure si claire, ce me semble, qu’un aveugle l’appercevroit[ :]

Prendere quæ possis oculorum lumine operto [8]. /

Mais j’ay renoncé à l’impression, si ce n’est à une seconde édition d’ Epicure ; et c’est pour cela que l’autre jour j’escrivis à Vascosan [9]. Ce n’est pas que je n’aye encore quelque chose d’assez bon, et peut estre fort curieux. C’est une grosse et grande dissertation étof[f]ée et diversifiée de bien des choses [10] ; mais hideuse et terrible pour estre hérissée de grec. Je croy vous en avoir parlé autrefois. C’est sur l’ Agamemnon d’Æschyle, que j’ay traduit aussi, et qui se font compagnie. Mais après le peu de service, a quo minime oportuit, minimissimè debuit [11], dans l’édition d’Epicure, je sois cuistre, goujat ou schelme*, si je me hazarde à un nouvel ouvrage ou bien l’imprimeur sera au bout de ma ruë et quasi dans ma dépendance. Epicure m’a appris à vivre. Il est vray que, décrié comme il est, il falloit s’apprester à quelque disgrace ; toute matiere paradoxe a cette destinée là. J’ay creû pourtant le contraire, et sur quelque fondement. Personne jusqu’icy / n’a voulu prendre la peine de lire exactem[en]t Diogene, et il n’y avoit rien de si aisé que de prendre garde aux mots particuliers de la secte : c’est par là qu’on peut découvrir un systeme. Voila qui est fait ; et il n’en faut plus parler. Mais j’ay à vous dire que la lettre que vous m’escrivistes incontinent* après l’édition de mon livret [12], me fust d’une grande consolation. Je vous en ay beni mille fois, et vous souhaite toujours toute sorte de prospéritez. Il me faloit cela pour sortir du desespoir.

Je vous remercie encore une fois, et très humblem[en]t de m’avoir cité dans l’article, et vous supplie de croire que je suis par estime, par inclination, par intérest, par mesme mestier, par mesme sejour, par mesmes amis et ennemis, par mesmes infortunes etc. vostre très humble et très obligé serviteur
Du Rondel

A Maestricht ce 28 may 1695. /

 

Je ne sçay, si vous voudrez prendre la peine de me réfuter à l’article de « Lucrece [13] » ; mais au cas que cette pensée vous vienne, n’ayez point peur que je me formalise. Pourveu que j’apprene quelque chose, il me suf[f]it. Mais s’il vous plaist, envoyez moy la maculature, afin que j’aye le plaisir de me voir avant tout le monde.

 

A Monsieur / Monsieur Bayle Professeur / en Philosophie / A Rotterdam

Notes :

[1Cette lettre de Bayle à Jacques Du Rondel est perdue. Bayle utilise l’ouvrage posthume de Pierre de Boissat (1556 ?-1613), seigneur de Licieu, avocat à Vienne, Histoire généalogique de la maison de Médicis (Lyon 1620, 8°) dans les articles « Machiavel », rem. C, et « Oricellarius », rem. E. Pour toutes les recherches de cette nature, nous utilisons le CD-ROM fourni avec le livre de H.H.M. van Lieshout, The Making of Pierre Bayle’s « Dictionnaire historique et critique » (Amsterdam, Utrecht 2001).

[2Bayle cite Du Rondel, De vita et moribus Epicuri, dans les remarques C, L, N et O de l’article « Epicure » du DHC. Il le cite également dans les articles « Bion (Borysthénite) », rem. F, K, et « Lucrece (poète) », rem. I, K.

[3Bayle avait envoyé les épreuves des articles « Accius » et « Balzac » : voir Lettres 958, n.1, 962, n.2, et 996, n.1.

[4Sur les travaux de Gassendi sur Epicure, voir O. Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique (La Haye 1971), et Gassendi, Vie et mœurs d’Epicure, éd. S. Taussig (Paris 2005) et, de la même, Les Lettres latines de Gassendi (Bruxelles 2004).

[5Sur la version latine de la Vie d’Epicure de Du Rondel, voir Lettre 825, n.17.

[6Guillaume Durand de Saint-Pourçain (vers 1255-1334) naquit à Saint-Pourçain-sur-Sioule dans l’Allier. En 1275, il entra chez les frères prêcheurs à Clermont. En 1312, il était licencié en théologie et professait au couvent de Saint-Jacques, à Paris. Il remit en cause certaines thèses des thomistes et adopta parfois des opinions augustiniennes. Une commission jugea condamnables 93 propositions extraites de son enseignement (1314). Cependant, soutenu par le pape Clément V, il se vit confier la chaire de théologie à la cour pontificale. L’opposition s’acharna contre lui et établit une liste de 235 articles sur lesquels il était en désaccord avec la doctrine de Thomas d’Aquin (1317). Pour couper court à ces attaques, Jean XXII lui confia une mission diplomatique puis le nomma évêque de Limoux en 1317, puis évêque du Puy en 1318 ; en 1326, il fut transféré à Meaux. Jean XXII lui renouvela sa confiance en le nommant membre d’une commission chargée d’examiner les doctrines de Guillaume d’Ockam. Lors de l’assemblée de Vincennes, en 1329, Durand écrivit un traité : De origine potestatum et jurisdictionum quibus populus regitur. En 1333, il exprima en toute liberté son avis sur la question de la vision béatifique et professa une opinion contraire à celle du pape. Son mémoire fut examiné par une commission nommée par Jean XXII et censuré conjointement à des articles extraits des œuvres de Thomas Walleis. Celui que l’on dénommait Doctor resolutissimus ou modernus mourut le 10 septembre 1334.

[7En 1695, il existait deux traductions françaises de Diogène Laërce : Le Diogène françois tiré du grec, ou Diogène laertien touchant les vies, doctrines et notables propos des plus illustres philosophes (Lyon 1601, 1602, 8°) et De la vie des philosophes, traduction nouvelle par M. B*** [Gilles Boileau] (Paris 1668, 12°). Sur les éditions de Diogène Laërce à cette époque, voir la bibliographie établie par F. Vial-Bonacci dans A. McKenna, Molière dramaturge libertin (Paris 2005), p.205.

[8Prendere quæ possis oculorum lumine operto : voir Lucrèce, De rerum natura, IV.1143 : « que vous pourriez voir les yeux fermés ».

[9Vascosan, libraire-imprimeur, descendant, sans doute, de Michel de Vascosan (vers 1500-1576), qui épousa la fille de Josse Bade et fut beau-père des imprimeurs Frédéric Morel et Robert Estienne.

[10L’édition de l’ Agamemnon d’Eschyle par Du Rondel ne semble pas avoir été publiée.

[11a quo minime oportuit, minimissimè debuit : « de la part de qui on l’attendait le moins […] une chose qui aurait encore moins dû arriver ». Voir Quintilien, Institution oratoire, VI.i.16.

[12Le « livret » semble désigner la version latine de La Vie d’Epicure, publiée sous le titre De vita et moribus Epicuri (Amsterdam 1693, 12°), que Bayle avait annoncé le 11 juin 1693 comme venant de paraître. Il semble donc qu’il s’agisse ici d’une lettre perdue, car nous n’avons pas de lettre de Bayle à Du Rondel datée de cette époque qui ait pu le « sortir du desespoir », à moins qu’il désigne ainsi la lettre du 4 décembre 1693 (Lettre 957), où Bayle se montre sensible aux expressions d’amitié de Du Rondel : « Voilà, mon cher Monsieur les excuses que j’avois dessein de vous écrire aujourd’hui de mon silence, quand même je n’eusse pas receu votre deuxieme lettre toute remplie de bonne amitié, et que vous exprimez si fortement qu’on voit bien que c’est le cœur qui parle, j’en suis, je vous asseure, ravi de joye, et j’oppose cela comme un bouclier à sept cuirs à tous les traits de mes ennemis ».

[13Bayle cite Du Rondel à l’article « Lucrèce (poète) », rem. I et K, du DHC (voir ci-dessus, n.2) ; il renvoie le lecteur à l’article « Epicure », et esquisse une réfutation de Du Rondel sur la question de l’invocation des dieux.

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