Lettre 1039 : Pierre Bayle à Jacob Le Duchat

[Rotterdam,], le 2 e de juin 1695

Je confesse que le raisonnement a eu part à la faute dont je vous demande tres humblement pardon [1]. C’est une grande faute que de ne vous avoir pas plutot témoigné l’admiration et la gratitude que j’ai pour vos bontez, et pour les peines doctes et officieuses que vous voulez bien prendre de me fournir tant d’excellens materiaux. Mais, M[onsieur,] je suis tombé dans cette faute parce que j’ai cru qu’il ne fal[l]oit point se meler de vous ecrire apres tant de bel- / les lettres que j’ai eu l’honneur de recevoir de votre part, si je ne pouvois y aporter beaucoup de loisir et de meditation, et il se trouve malheureusement pour moi que les imprimeurs qui commencent à se hater ne me laissent aucun quart d’heure bien libre. Voila la cause de mon long silence, M[onsieur]. Je le romps enfin, en faisant un autre raisonnement, qui est qu’il vaut mieux vous ecrire à la hate et precipitamment, et dans la seule veüe de vous temoigner l’estime que j’ai pour vous et ma reconnoissance pour les honnetetez* dont vous me comblez que de perseverer dans la faute du silence.

Il est tres juste que le public sache à qui il est redevable des memoires que vous avez la bonté de me fournir. Ceux qui concernent le petit feuillant me fourniront un tres bon article [2]. Au reste je mettrai en l’etat que vous pourriez souhaiter ce qui concerne le Verbi divini Minister du portrait de Mr Ancillon [3]. Le supplement que vous m’avez communiqué touchant Mr Féry m’a fort plu ; et vous m’avez[,] M[onsieur], rememoré des noms que j’honore depuis long tems ; je leur rendrois cette justice quand meme je n’aurois pas sejourné aussi long tems que j’ai fait à Sedan.

Vous etes[,] M[onsieur,] tres bien sitüé pour les livres necessaires à vos travaux et aux miens. Je ne suis bien sitüé que pour des livres dont je ne puis faire usage, c’est à dire pour de nouvelles pieces satiriques sur les matieres du tems. L’auteur des Galanteries des rois de France n’a fait que copier Varillas pour le regne de François I er et Henri II. Cela l’a fait tomber dans plusieurs fautes que je releve dans mes « duchesses d’Etampes » et « de Valentinois » [4]. J’ai toute l’ Histoire ecclesiastique de Theodore de Beze [5]. Il n’y a que deux ou trois traits contre la derniere de ces deux courtisanes.

L’ Elisabeth de Mr Leti [6] ne plait point aux bons protestans, et je me suis etonné cent fois qu’il ait pu dire, sans s’attirer des procez et des insultes[,] tant de choses qu’il a publiées en d’autres ecrits au desavantage des refugiez. C’est un homme qui dit d’un meme sujet tout le bien des panegyristes et tout le mal des satires, au lieu qu’il faudroit reduire les deux extremitez au juste point pour en tirer le portrait fidele et former un systeme uniforme. Il a le bonheur que quoi qu’il ecrive, tout se vend bien et se traduit en diverses langues.

L’auteur des Galanteries est actuellement à Paris [7]. Je ne sai point son nom, mais j’apprens qu’il est l’auteur de deux ouvrages qu’on a vu paroître ici depuis deux mois, l’un sous le titre de la Vie de Mr Colbert, l’autre sous le titre de Testament politique de Mr de Louvois [8].

J’ai fait savoir à Mr Brodeau que j’avois reçu ses deux lettres [9], et j’ai eu l’honneur d’avoir reponse de Paris à ma lettre.

On ne vendra point mon Diction[n]aire tome à tome. Le premier volume ne sera achevé qu’à la fin d’aout. Il comprendra 330 feuilles ou environ, et jusqu’à la lettre G inclusivement [10]. Le 2 e tome de meme taille ne sera pas sous la presse si long tems que le premier ; mais il demandera pour le moins un an ou dix-huit mois [11].

J’avois eu dessein[,] M[onsieur,] en remarquant dans votre Sancy que vous ne parliez pas de la fin tragique de Reboul [12] de vous marquer qu’elle se trouve dans le Mercure françois ; mais je fis reflexion que vous ne seriez pas long tems sans le trouver de vous meme et que la decouverte par ce moien vous en seroit plus agreable. Jamais homme n’a entendu comme vous, Monsieur, l’art de s’adresser où il faut pour trouver les choses et n’a eu plus d’adresse et plus de bonheur pour les rencontrer. Je suis ravi que vous aiez travaillé sur Fæneste [13] et je prends la liberté de vous supplier de vous exercer sur Rabelais [14]. On l’a imprimé depuis en Angleterre, traduit en anglois avec des notes. C’est l’ouvrage de quelques François qui sont etablis à Londres depuis long tems et qui pretendent etre rompus à la lecture de cet auteur [15].

Je suis etc.
B.

Notes :

[1Comme on le comprend par la suite, il s’agit de la « faute » d’avoir tardé à répondre à Jacob Le Duchat, qui avait envoyé à Bayle des informations utiles pour la composition du DHC.

[2Le « petit feuillant » est Bernard de Percin de Montgaillard. Bayle lui consacre un article « Montgaillard (Bernard de) » dans le DHC : voir Lettre 1028, n.7.

[3Voir le DHC, art. « Ferri (Paul) », rem. F : « Plusieurs trouveront ici avec plaisir le distique qui est au bas de l’estampe : Tales si multos ferrent hæc sæcula Ferri, / In ferri sæclis aurea forent. La première taille-douce de ministre que les protestans de Mets publièrent depuis celle-là, fut celle de Mr Ancillon. On y mit Verbi divini Minister, mais on les obligea à l’effacer. »

[4Bayle avait déjà relevé ces fautes dans sa lettre du 14 avril : voir Lettre 1030, n.13.

[7Sur cet ouvrage de Claude Vanel, voir Lettre 984, n.8.

[9Les lettres de Bayle à Brodeau d’Oiseville sont perdues, mais celle de Brodeau du 25 avril fait état d’une lettre datée du 14 avril de la part de Bayle : voir Lettre 1033, n.1.

[10Les lettres de Bayle nous permettent de suivre de très près l’impression du DHC et, par là-même, la composition des articles, puisqu’il travaillait sous la pression des imprimeurs : voir le début de la présente lettre.

[11La première édition du DHC, en deux volumes, porte un achevé d’imprimer daté du 24 octobre 1696.

[12Guillaume Reboul (1564-1611) fut un redoutable polémiste anti-protestant. Dans son article du DHC, « Rotan (Jean-Baptiste) », rem. C, Bayle mentionne son ouvrage composé après le synode national de Montpellier du mois de mai 1698, intitulé Les Actes du synode universel de la saincte Reformation, tenu à Montpellier le quinzieme de May 1598. Satyre Ménippée (Montpellier [Avignon] 1599, 8°). Sur Reboul, voir A. Puech, Un Nîmois oublié. Le pamphlétaire Guillaume de Reboul (1564-1611). Etude biographique d’après des documents inédits (Nîmes 1889) ; F. Lestringant, « Une Satire Ménippée au service de la Contre-Réforme : La Cabale des réformez attribuée à Guillaume Reboul », in Cité des hommes, cité de Dieu. Travaux sur la littérature de la Renaissance en l’honneur de Daniel Ménager (Genève 2003), p.301-320, et du même, « Une liberté féroce : Guillaume Reboul et Le Nouveau Panurge  », in I. Moreau et G. Holtz (dir.), « Parler librement ». La liberté de parole au tournant du XVI e et du XVII e siècle (Lyon 2005), p.117-131. A partir de 1601, Reboul vécut à Rome, protégé du cardinal César Baronio (ou Baronius), le bibliothécaire apostolique. Celui-ci mourut en 1607, laissant le polémiste sans ressources et sans protection. Le 25 septembre 1611, Reboul fut condamné pour avoir composé un libelle diffamatoire contre – selon les témoignages – M. de Villeroy, Jacques I er d’Angleterre ou le pape Paul V : il fut décapité – ou bien pendu – et son corps fut exposé sur le pont Saint-Ange.

[13Sur l’édition par Jacob Le Duchat de cet ouvrage d’ Agrippa d’Aubigné, voir Lettres 930, n.3, et 938, n.5.

[14L’édition par Jacob Le Duchat des Œuvres de François Rabelais. Nouvelle édition, où l’on a ajouté des remarques historiques et critiques ne devait sortir que quinze ans plus tard (Amsterdam 1711, 8°, 6 vol.).

[15Voir The Works of F. Rabelais, or, the lives, heroic deeds and sayings of Gargantua and Pantagruel. The third book [...], traduction par Pierre-Antoine Motteux et Thomas Urquhart (London 1693-1694, 12°, 2 vol.) ; voir aussi l’édition de cette traduction par C. Whibley (London 1900). Pierre-Antoine Motteux (ou Le Motteux) (1663-1718) se réfugia en Angleterre au moment de la Révocation et devint éditeur du Gentleman’s Journal. Il publia également une traduction de Don Quichotte (1701, 1712). Voir R. Wieder, Pierre Motteux et les débuts du journalisme en Angleterre au XVII e siècle : le « Gentleman’s journal » (1692-94) (Paris 1944).

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