Lettre 1055 : Moïse Amyraut à Pierre Bayle

A La Haye ce 27 [septem]bre 1695

Monsieur

De la maniere qu’on m’a dit [1] que vous aviez parlé de mon pere [2] dans vostre Dictionnaire critique il est bien juste que j’anticipe le tems de sa publication, pour vous en faire mes remerciemens. Je vous en suis si redevable Monsieur, que je ne scaurois me servir de termes assez forts pour vous en temoigner ma reconnoissance. Ma famille vous aura l’obligation de l’a [ sic] rendre illustre dans le monde, et mesme de la tirer du judaisme, et du mahometisme d’où quelques uns vouloyent que nous tirassions nostre origine : il fault que je vous advouë Monsieur que c’est une chose qui m’a esté nouvelle, n’en ayant jamais oui parler auparavant ; peut estre que ceux qui sont entestez d’une grande antiquité, n’auroyent pas esté faschez de chercher des empereurs d’Orient parmy leurs ancestres, quoy que mahometans mais pour moy qui ne me repais pas de ces / viandes creuses [3], je vous suis tres redevable de ce que vous avez bien voulu d’estruire [ sic] cette fausse genealogie en rapportant la veritable [4] ; trouvez donc bon que je vous proteste icy de ma gratitude, et que j’esleveray mon fils dans ces mesmes sentimens puisqu’il recueillera aussy bien que moy les fruits de vostre excellent ouvrage.

Je ne scay Monsieur, si vous y aurez donné place à Monsieur Philippe de Jaucourt, baron de Villarnoul et de la forest sur Serre, pere de Monsieur le marquis de Villarnoull [5] qui est presentement icy à La Haye. Il estoit petit fils de Monsieur Du Plessis Mornay du costé de sa mere, sa naissance estoit si illustre qu’on peut produire des tiltres de plus de 450 ans d’une noblesse distinguée, mais il estoit encore beaucoup plus recommandable par sa vertu, par les belles lumieres de son esprit, et par sa profonde erudition, que par sa naissance. Feu mon pere lui avoit desdié sa Moralle chrestienne, et il en parle d’une maniere a faire connoistre, qu’elle [ sic] estime l’on devoit avoir pour luy. / Ainsy, Monsieur, je croy qu’il tiendroit une belle place dans vostre histoire : si la chose n’estoit pas faitte, et qu’elle fust encore pratiquable, nous avons icy Monsieur le marquis de Villarnoul son fils qui est un seigneur d’un merite distingué, lequel vous pourroit fournir de bons memoires ; j’ay creu Monsieur que je devois vous donner cet advis, et que vous le trouveriez bon ; parce que c’estoit une personne qui à [ sic] beaucoup marqué dans son tems : il à [ sic] laissé une famille qui à [ sic] parfaittement bien respondu à la vertu de ses ancestres, mere et enfans, ayans abandonné de gros biens, et mesme souffert en leurs personnes pour la cause de la religion. Si vous estiez Monsieur, dans la pensée d’en faire mention, je m’offre d’agir auprez de Monsieur le marquis de Villarnoul [6] pour avoir de bons memoires et je suis seur qu’il vous seroit fort redevable si l’eloge de Monsieur son pere, estoit escrit d’une aussi bonne plume qu’est la vostre : il y a toujours eu une si grande liaison entre nos familles que je devrois prendre part en l’obligation qu’il vous en sauroit[.]

Je vous supplie d’estre persuadé que c’est tres passionem[en]t que je suis Monsieur vostre tres humble et tres obeissant serviteur
Amyraut

 

A Monsieur / Monsieur Bayle Professeur / en philosophie / A Roterdam •

Notes :

[1C’est peut-être par Henri Basnage de Beauval, résidant à La Haye, que Moïse Amyraut le fils a obtenu communication de l’article du DHC concernant son père. Dans le DHC, Bayle indique que le théologien de Saumur « ne laissa qu’un fils, qui a été un fort habile avocat au Parlement de Paris, et qui s’est réfugié à La Haie depuis la révocation de l’édit de Nantes ».

[2Sur Moïse Amyraut, voir Lettre 11, n.14, et l’article que Bayle lui consacre dans le DHC.

[3« En parlant d’un homme qui se remplit d’imaginations chimériques et d’espérances mal fondées, on dit qu’ il se repaît de viandes creuses. » ( Dictionnaire de l’Académie française, 4 e éd., Paris 1762, folio, s.v.).

[4Dans l’article « Amyraut », rem. A, Bayle signale qu’Etienne l’Amyrault, bisaïeul de Moyse, était échevin d’Orléans avant d’ajouter : « On pretend que le chef de la famille est un L’Amyrault, dont le tombeau est de l’année 1370, et se voit dans l’eglise de S[ain]t Pierre en Pont. Il étoit venu d’Hagenaw, ville d’Alsace, capitaine d’une compagnie de reîtres, à ce que porte son epitaphe. [...] Je remarquerai par occasion qu’un Anglois de la communion romaine a très-mal latinisé le nom d’Amyraut, puisqu’au lieu d’ Amyraldus il a dit Amurath. Cette faute seroit petite, si par une froide et basse allusion, il ne l’avoit accompagné d’un doute fort ridicule. Moses quidam Amurath, dit-il, minister salmuriensis, homo saltem nomine (nescio an et progenie) judeo-turca. [ note marginale : Dans ses notes sur quelques extraits des harangues d’Edouard Dering. Cela fut imprimé à Londres, l’an 1659, avec une piece intitulée Nuncius à mortuis, qui est un dialogue supposé entre l’ame de Henri VIII et celle de Charles I er.]. »

[5Sur Jean-Philippe de Jaucourt, marquis de Villarnoul, commissaire du roi pour les affaires du calvinisme, réfugié à La Haye, où il est mort, voir Lettre 550, n.5, et J.-P. Erman et P.C.F. Reclam, Mémoires pour servir à l’histoire des réfugiés françois dans les Etats du roi [de Prusse] (Berlin 1782-1799), t. III, p.92, 99-100, 222-223 ; t. VII, p.7 ; t. IX, p.294.

[6Il semble que Bayle n’ait pas donné suite à cette proposition.

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