Lettre 1056 : Adrien Baillet à Pierre Bayle

• [Paris, automne 1695]

Monsieur

Il y a long temps que je ne suis plus surpris de trouver en vous tant de modestie avec tant de capacité, mais je ne puis rien diminuer de l’admiration qu’elle me donne, et je ne sçaurois vous dissimuler que j’en suis de plus en plus edifié. Ce qui m’afflige et qui me fait honte, est de voir qu’un si bel exemple soit si fort au dessus de ma portée. Car encore que je sçache un peu me faire justice sur mon ignorance universelle et sur les fautes dont mes ecrits sont remplis, j’ay toutes les peines du monde à dom[p]ter la vanité qui m’empeche de les avoüer à la face de l’univers comme j’y suis obligé, et de remercier en public ceux qui me les reprochent publiquement. C’est ainsi que sont batis ceux qui n’ont ni vertu ni science. Mais quand on est egalement vertueux et sçavant, on pense[,] on agit et on parle comme vous faites, quelque part qu’on ait à l’infaillibilité et quelque sujet sujet que l’on ait de parler autrement. Vous connoissant donc également vertueux et sçavant[,] comme j’ay l’honneur de vous connoitre, je m’etonne que vous vous serviez à mon egard de votre modestie pour me faire des reproches que j’eusses voulu vous êpargner[,] sur ce que vous avez pu dire du sentiment de Mr Descartes touchant l’ame des betes [1]. J’avoue bien le vol que j’ay fait de vos paroles à la page 51 du 1 er tome de la Vie du philosophe [2], mais ç’a été pour m’exprimer plus noblement contre ses adversaires que j’ay emprunté vos termes. Vous deviez bien plustost vous reconnoitre à la p.537 du second tome avec le public à qui je rends temoignage de ce que je vous dois [3].

J’ay conjecturé sur le petit mot que vous dites de La Dévotion à la Sainte Vierge [4] que l’exemplaire du livre que je vous en avois envoié, il y a plus / d’un an [5] pourroit bien avoir eté egaré. Un mot d’eclaircissement que j’ay eu là dessus avec Mr Janisson qui avoit eu la bonté de s’en charger, n’a fait que me confirmer dans mon soupçon, et il paroit qu’un voïage qu’il fit l’année passée à Bourdeaux [6] en Guienne dans le mesme temps aura pû donner lieu par son absence à la negligence de ceux à qui il avait confié l’exemplaire pour vous le faire tenir. Je ne preten[d]s pas que vous otiez du temps que vous devez au grand ouvrage de votre Dictionnaire, pour le donner à la lecture de ce petit livre, car si le public venoit à sçavoir que je luy eusse fait un tel vol[,] il me feroit peut estre lapider. Mais si le hazard vous faisait tomber sur la page 197 et sur la 129, vous trouveriez que les mille ans de retardemens que Mr de Beauval me fait attribuer à la feste de l’Assomption ne tombent que sur celle de la Conception [7] : et comme l’ouvrage de Mr de Beauval sera toujours lû beaucoup plus que mon petit livre, les mécontens ne demanderont pas mieux que de me comdamner sur le témoignage d’un si sçavant homme. Si j’avois à être condamné[,] je voudrais que ce fust de vous, par ce que l’opinion que j’ay de l’equité de vos jugemens, mesme dans les choses qui font matiére de separation entre les deux communions, me fourniroit un sujet suffisant de consolation, et que votre censure serait pour moy une instruction fort utile.

Je n’ay pas osé abandonner le m[anu]s[crit] que j’ay fait de la vie de Richer [8] à Monsieur Leers non obstant la sollicitation de Mr Janisson par ce que les jesuites ont eu vent que j’avois travaillé à cet ouvrage, et qu’ils / m’ont fait faire des menaces terribles si l’on voioit jamais la Vie de Richer, de quelque part qu’elle pust venir. En effect, ils y sont fort interessez aussi bien que la Cour de Rome, celle de France en minorité, les ministres d’Etat, et le Conseil, les cardinaux Du Perron [9], de Retz [10], de Bonzi [11], de Berulle [12], de La Rochefoucaut [13] et de Richelieu [14] ; le clergé de France en general et plusieurs evesques en particulier ; la Sorbonne et toute la faculté de Paris, les prêtres de l’Oratoire, et beaucoup de Messieurs du Parlement, outre la personne de l’ archevesque de Rouen, François de Harlay [15], et celle du père et du frere de Mr l’archevesque de Paris [16] • d’aujourd’huy. Car aiant reconnu sur la vuë de mes originaux qu’on ne pourroit servir la verité comme elle le merite et rendre en mesme temps l’ouvrage propre à l’impression, j’ay mieux aimé renoncer à l’esperance de toute impression que de manquer de fidelité. Je vous prie Monsieur que tout cet article concernant Richer demeure entierement etouffé et comme non dit entre vous et moy.

J’ay fait une Histoire des demeslez de Boniface VIII avec Philippes le Bel [17], que j’aurois pû donner à Mr Leers au lieu de l’autre, si ses affaires et mon depart pour la campagne nous avoient laissé plus de loisir de nous voir.

J’aurois pû faire imprimer ici cet esté un ecrit de la soumission et de l’obéissance que nous devons à nos directeurs et supérieurs ecclésiastiques [18], si Messieurs les censeurs royaux nommez par Mr le chancelier, n’avoient voulu me faire retrancher deux chapitres importans[,] le 1 er : « Que la sentence du pasteur n’est pas à craindre quand elle est injuste » ; le 2 e : « Que l’autorité d’un directeur spirituel n’est ni absoluë ni arbitraire, et que le gouvernement des superieurs ecclésiastiques doit dependre de la bonne volonté de leurs inferieurs ». On a / trouvé cela un peu trop libre et un peu trop hors de saison : et par ce quil y avoit dans mon ecrit un trop grand enchainement de ces deux chapitres avec ce que j’avois dit de la soumission aveugle dans les autres, il vaudra peut estre mieux ne rien publier que de faire paroitre un ouvrage estropié par un si grand retranchement.

Vous voiez, Monsieur, avec combien de naïveté je vous raconte mes bagatelles ; prenez la, je vous prie, comme une marque de la confiance que j’ay en votre bonté, et de l’estime et du respect avec lequel je suis, Monsieur votre très humble et très obéissant serviteur
Baillet

Pour Monsieur Bayle / A Rotterdam •

Notes :

[1Baillet répond apparemment à la lettre que Bayle lui avait adressée par l’intermédiaire de Pinsson des Riolles : voir Lettre 1051, n.24.

[2Adrien Baillet, La Vie de Monsieur Des-Cartes (Paris 1691, 4°, 2 vol.), i.51-52 : « Supposer que ces ouvrages de M. Descartes [ Olympica et un recueil de Considérations mathématiques] sont de l’an 1619, c’est donner à son sentiment de l’âme des bêtes plus de vingt ans d’ancienneté au-delà de l’époque à laquelle ses adversaires et quelques sçavans avec eux avoient tâché de le fixer. Quand on sçaura que c’est dans ces ouvrages de sa jeunesse que l’on a trouvé ce sentiment, on cessera peut-être de dire qu’“il commença et finit ses Méditations sans songer à l’âme des bêtes, et sans avoir abandonné l’opinion qu’il en avoit euë dés son enfance”. On ne croira plus que “ce ne fut qu’en considérant les suites de son principe touchant la distinction de la substance qui pense, et de la substance étenduë, qu’il s’apperçut que la connoissance des animaux renversoit toute l’œconomie de son systéme”. On ne se persuadera plus que l’obligation de répondre aux objections qu’on luy a formées sur ce sujet, luy ait / fait naître une pensée dont il n’a été redevable qu’à la liberté de son esprit. Il n’étoit encore dans aucune nécessité de soûtenir que les bêtes n’ont point de sentiment, puisqu’il n’avoit pas le don de prévoir ce qui pourroit lui arriver vingt ans aprés. Il n’avoit pas alors de principes à sauver, n’en aiant encore établi aucun pour la philosophie nouvelle : au moins n’avoit-il encore lû à cet âge, ni saint Augustin, ni Péreira, ni aucun auteur de qui il auroit pû prendre le sentiment de l’âme des bêtes. Cinq ou six ans aprés, M. Descartes étant retourné de ses voyages à Paris, découvrit ce sentiment à quelques-uns de ses amis, et leur fit reconnoître qu’il ne pouvoit s’imaginer que les bêtes fussent autre chose que des automates. De sorte que ceux qui trouveront de la difficulté à lui attribuer ce sentiment dés l’an 1619 en auront moins pour croire que cette opinion lui est venuë dans l’esprit au plûs tard vers l’an 1625. Ils ne refuseront peut-être pas de s’en tenir au témoignage de M. Descartes, qui nous apprend qu’elle lui étoit venuë quinze ou seize ans avant qu’il eût donné ses Méditations métaphysiques. Au reste cette opinion des automates est ce que M. Pascal estimoit le plus dans la philosophie de M. Descartes. » Bayle cite ce passage dans l’article « Pereira (Gomezius) », rem. D, et relève que Baillet réfute son propre commentaire dans les NRL, mars 1684, art II, sur l’ouvrage de Gomez Pereira, Antoniana margarita, opus nempe physicis, medicis ac theologis (Medina del Campo 1554, folio). Il enchaîne : « L’honnêteté de M. Baillet a été si grande, qu’il a réfuté l’auteur des Nouvelles de la républiques des lettres sans le nommer ; et qu’au contraire il l’a nommé, lorsqu’il a été question d’une pensée qui lui paroissoit louable. C’est en quelque façon un excès de cérémonie préjudiciable à la liberté dont on doit jouir dans la République des Lettres : c’est y introduire les œuvres de surerogation : il doit y être permis de nommer ceux qu’on réfute : il suffit de s’éloigner de l’esprit d’aigreur, injurieux et malhonnête. »

[3Bayle cite le passage en question à l’article « Pereira (Gomezius) », rem. D, à la suite du passage cité dans la note précédente : « Rapportons aussi cet autre passage de M. Baillet [ La Vie de Monsieur Des-Cartes, ii.537] : il concerne la même matiere. “Plusieurs ont cru que M. Descartes avoit déterré la fameuse opinion de l’âme des bêtes [...] dans le livre de Gomesius Pereira [...] Mais on a très-grande raison de douter que M. Descartes ait jamais ouï parler de ce Pereira [...] C’est tout dire pour lever les doutes sur ce sujet, que M. Descartes n’avoit pas encore vu le livre de Pereira l’année d’après la publication de ses Méditations métaphysiques [voir NRL, mars 1684, art. II, p.22], et qu’il avoit déjà fait connoître son sentiment sur l’âme des bêtes plus de quinze ou vingt ans auparavant, selon ce qu’on a dit au premier livre de cette histoire. D’ailleurs, comme l’a fort bien remarqué M. Bayle, Pereira n’ayant pas tiré son paradoxe de ses véritables principes, et n’en ayant point pénétré les conséquences, il ne peut pas empêcher que M. Descartes ne l’ait trouvé le premier par une méthode philosophique.” »

[4Adrien Baillet, De la dévotion à la Sainte Vierge et du culte qui lui est dû (Paris 1693, 12°). Le culte marial, plus ou moins enthousiaste et plus ou moins populaire, faisait l’objet d’une série de publications polémiques : citons d’abord celle d’ Adam van Widenfeld, Monita salutaria B.V. Mariæ ad cultores suos indiscretos (Gandavi 1673, 12°), traduit en français par Gabriel Gerberon sous le titre : Avis salutaires de la bienheureuse vierge Marie à ses dévots indiscrets (Lille 1674, 8°) ; cette publication fut contrée par le jésuite Jean Crasset, La Véritable Dévotion envers la sainte Vierge établie et défendue (Paris 1679, 4°), qui provoqua la réaction de Pierre Jurieu dans ses Préjugez légitimes contre le papisme (Amsterdam 1685, 4°, 2 vol.) ; cette polémique fut exploitée par Jean-Baptiste Renoult, Les Aventures de la Madona et de François d’Assise (Amsterdam 1701, 8°), ouvrage qui fut exploité par le manuscrit clandestin intitulé De la conception et de la naissance de la Sainte Vierge, et de sa généalogie (Carpentras ms 954 ; Reims B.M., Fonds Diancourt, ms. 2471). Voir P. Hoffer, La Dévotion à Marie au déclin du XVII e siècle, autour du jansénisme et des « Avis salutaires de la B.V. Marie à ses dévots indiscrets » (Paris 1938) ; J. Solé, Le Débat entre protestants et catholiques français de 1598 à 1685 (Paris 1985, 4 vol.), p.324, 418-419, 424, 427, 435, 438 ; A. McKenna, « La controverse religieuse, une source de la philosophie clandestine : De la conception et de la naissance de la Sainte Vierge et de sa généalogie », in Materia actuosa. Antiquité, Renaissance, Lumières. Mélanges Olivier Bloch, dir. M. Benitez, A. McKenna, G. Paganini et J. Salem (Paris 2000), p.529-544.

[5La seule lettre antérieure de Baillet à Bayle que nous connaissions est celle du mois d’août 1686. L’indication de la présente lettre permet de supposer que plusieurs lettres échangées sont perdues.

[6Janiçon avait mentionné un voyage en Guyenne en 1693 : voir Lettre 933, mais il est possible qu’il ait effectué un nouveau voyage en 1694 sans le mentionner dans les lettres qui nous sont connues.

[7L’établissement public de la fête de l’Assomption, explique Baillet, « se fit chez les Grecs dés le sixiéme siécle, et dans les suivans parmi les Latins » (p.197). Celle de la Conception est plus tardive : « Mille ans et plus s’étoient écoulez depuis l’Assomption de la sainte Vierge, sans que l’Eglise crût devoir exiger de ses enfans autre chose que des meditations particuliéres sur les graces dont Dieu pouvoit l’avoir prévenue au temps de sa Conception. Mais aprés avoir encore long-temps depuis balancé entre les raisons d’en faire ou de n’en pas faire une fête publique, elle s’est enfin laissé emporter au zéle de divers particuliers qui n’avoient pas eu la patience d’attendre ses ordres et sa détermination pour satisfaire leur dévotion. » (p.127). Basnage de Beauval mentionne l’ouvrage de Baillet dans l’ HOS, février 1693, art. XIV, et de nouveau en mai 1693, art. XII ; il avait publié deux lettres critiques au mois d’août 1693, art. XIII, et il lui consacre un compte rendu en décembre 1693, art. II ; enfin, il relève la censure de cet ouvrage à Rome en février 1696, art. XIV.

[8L’ouvrage de Baillet ne devait être publié que bien des années plus tard à Liège : La Vie d’Edmond Richer, docteur de Sorbonne (Liège 1714, 8°) ; une nouvelle édition sortit l’année suivante.

[9Sur le cardinal Jacques Davy Du Perron (1556-1618), voir Lettre 164, n.15.

[10Sur Jean-François-Paul de Gondi, cardinal de Retz, voir Lettre 81, n.20.

[11Le cardinal Pierre de Bonzi (1631-1703), diplomate, ambassadeur de France à Florence et à Venise, évêque de Béziers, archevêque de Toulouse et puis de Narbonne.

[12Le cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629), fondateur et général de l’Oratoire : voir Dictionnaire de Port-Royal, s.v. (art. de J. Lesaulnier) et A. Ferrari, Figures de la contemplation. La « rhétorique divine » de Pierre de Bérulle (Paris 1997) ; Y. Krumenacker, L’Ecole française de spiritualité. Des mystiques, des fondateurs, des courants et leurs interprètes (Paris 1999) ; S.-M. Morgain, La Théologie politique de Pierre de Bérulle (1598-1629) (Paris 2001).

[13Le cardinal François de La Rochefoucauld (1558-1645), grand aumônier de France en 1618, fondateur de la « congrégation de France » des génovéfains.

[14Sur Armand-Jean Du Plessis, cardinal-duc de Richelieu, voir, parmi une foule d’autres publications, R. Mousnier, L’Homme rouge, ou la vie du cardinal de Richelieu (1585-1642) (Paris 1992).

[15François de Harlay de Champvallon (1625-1695), archevêque de Rouen, puis de Paris en 1671 : voir Lettre 11, n.57.

[16Louis Antoine, cardinal de Noailles (1651-1729), nommé archevêque de Paris le 19 août 1695 ; il était le fils d’ Anne de Noailles, premier duc de Noailles, et de Louise Boyer ; son frère s’appelait Gaston-Jean-Baptiste-Louis de Noailles (1669-1720), évêque de Châlons-sur-Marne. Voir le Dictionnaire de Port-Royal, s.v.

[18Baillet, De la conduite des âmes, où l’on traite de l’autorité et des devoirs des directeurs et de la soumission qui leur est due (Paris 1695, 12°), ouvrage que Baillet fit publier, malgré les réserves qu’il exprime dans la présente lettre, sous la signature du « P[ère] Daret de La Villeneuve ». Les chapitres XIX : « De l’obéissance que l’on doit rendre à son directeur... » et XXIII : « De la prudence nécessaire aux directeurs... » semblent reprendre les questions traitées par Baillet dans les deux chapitres incriminés.

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