Lettre 1066 : Pierre Bayle à Claude Nicaise

A Roterdam le 19 e de dec[embre] 1695

Votre lettre du 23 e d’octobre dernier [1], Monsieur, n’est venuë à moi que depuis cinq ou six jours : elle m’a donné un tres grand plaisir comme font toujours celles que vous avez • la bonté de m’ecrire, et si je n’y avais pas vu que votre santé est souvent troublée par des douleurs violentes, j’aurois senti en la lisant une joye toute pure tres vive. Ce que vous m’avez apris de l’ouvrage de Mr Nicole cet auteur illustre qui est mort depuis la date de votre lettre est tres curieux, et je suis bien aise qu’il vous ait rendu dans sa preface la justice qui vous est deuë [2]. Je suis faché que Mr Grævius ait • oublié d’en faire autant dans la Vie de Junius [3]. Ce n’est qu’oubli car je sai qu’il vous estime infiniment. J’aurai occasion dans quelque endroit de mon Dictionaire de faire savoir au public l’obligation qu’on vous a de la publication du livre De Pictura veterum [4]. Je ne croi pas que Mr de Beauval ait recu encore le canevas dont vous me parlez [5] : je voudrois qu’il le recut bientot afin de le mettre en œuvre dans le premier quartier de son année[,] qui n’est pas imprimé entierement, quoi que le terme soit echu depuis le commencement de ce mois. Je ne pense point non plus qu’il ait recu les Quatre Gordiens [6] que vous me dites devoir etre mis entre les mains de Mr Jannisson. J’en ai recu un exemplaire de la part de l’ auteur, et l’en ai deja remercié, c’est un ouvrage / dont j’ai eté fort satisfait, je voudrois que la Vie d’Hubert Languet dont vous me parlez eut eté imprimée avant que j’imprimasse l’article de cet illustre Bourguignon [7], j’y aurois trouvé bien des choses qui m’eussent servi, mais peut etre sera t’elle imprimée par les soins de Mr Grævius [8] avant que mon ouvrage soit achevé d’imprimer, et en ce cas là je m’en pourrai servir, car ce que j’ai dit dans mon Projet sous le mot Brutus des Vindiciæ contra tyrannos, sera mis en forme de dissertation à la fin de mon Diction[n]aire [9], qui pour vous le dire en passant est parvenu presque à la fin de la lettre L[,] c’est le tiers à peu pres du second volume.

Mr Leers a communiqué votre lettre à Mr de Witt [10]. Je n’ai pas cru lui devoir faire des reproches de sa paresse à repondre aux lettres de ses amis [11], je l’ai fait diverses fois sans y rien gagner : à cet egard la paresse de plusieurs personnes est invincible, et je puis vous dire que l’air de ce pais est d’une souveraine vertu pour inspirer la lenteur et la paresse. J’en sens les effets il y a long tems.

Je vous prie d’asseurer Monsieur Bourdelot [12] votre illustre ami de mes tres humbles services, c’est un homme dont l’erudition, et le naturel officieux et porté à l’illustration des sciences et au bien de la Republique des Lettres ne peuvent etre asses loüez. C’est marcher sur vos traces.

Nous n’avons que peu de livres nouveaux. Mr Basnage frere de Mr de Beauval fait imprimer un Traitté de la conscience qui paroitra dans peu de jours [13]. Nous verrons / aussi en peu de tems le Catholicon d’Espagne avec des notes fort amples et curieuses : elles viennent de la meme main que celles qui ont paru sur la Confession catholique de Sancy [14] depuis deux ou trois ans. Le 2 e volume de la Bible de Mr Le Clerc est en vente ; il comprend les quatre derniers livres du Pentateuque [15]. Vous saves sans doute que Mr Morel a publié en Allemagne son Specimen rei nummariæ [16] avec 5 ou 6 lettres de Mr Spanheim [17] fort doctes, et à sa maniere en explication de medailles, ou de passages des Anciens. C’est un livre in 8. Mr Teissier a fait imprimer à Utrecht Les hommes illustres de Mr de Thou avec des additions plus amples que dans l’edition de Geneve 1683 [18]. Un professeur en theologie à Franeker nommé Vitringa vient de publier un gros in 4° De veteri Synagoga [19] où il y a beaucoup d’erudition juive. Un ministre flamend aupres d’Utrecht nommé Bynaeus a publie depuis peu le 2 e volume de son commentaire sur les chapitres de l’Evangile où la passion de Jesus Christ est rap[p]ortée [20]. C’est un homme d’un genie mediocre, mais il compile assez bien et mele beaucoup d’erudition profane dans ce qu’il publie sur l’Ecriture.

Si je voulois vous parler de pieces romanesques j’aurois plus de choses à vous dire, je vous parlerois d’un livre assez sale intitulé Les Jesuites de la maison-professe de Paris en belle humeur [21] et d’un autre qui a pour titre Le Grand Alcandre / frustré dans ses amours [22]. On suppose que ce prince n’ayant pu corrompre la comtesse de L. [23], s’introduisit dans son lit sur le pied de mari, mais qu’une verruë au dos le fit conoitre pour n’etre pas le mari et que[,] la dame criant[,] le coup manqua. /

Je vous souhaitte Monsieur une parfaite santé et suis tout à vous
Bayle

 

A Monsieur / Monsieur l’abbé Nicaise / A Is sur Tille en Bourgogne / proche Dijon

Notes :

[1Cette lettre de Claude Nicaise à Bayle datée du 23 octobre 1695 ne nous est pas parvenue. On peut suivre la circulation des nouvelles fournies par Bayle à Nicaise dans les lettres que celui-ci adressait à Leibniz à cette même époque. Nicaise, Janiçon et Pinsson des Riolles, véritables secrétaires de la République des Lettres, assuraient la permanence et la continuité du réseau.

[2Pierre Nicole était mort à Paris le 16 novembre 1695. Il s’agit ici non pas de la nouvelle édition de son Traité de la prière, divisé en sept livres (Paris 1695, 12°, 2 vol.), mais du nouvel ouvrage intitulé Réfutation des principales erreurs des quiétistes contenues dans les livres censurez par l’ordonnance de Monseigneur l’archevêque de Paris, du 16 octobre 1694 (Paris 1695, 12°), dont la préface comporte l’allusion en question : « M. l’abbé Nicaise, par le zele qui le porte à favoriser toute sorte de litterature, eut la bonté de m’envoyer il y a quelque temps, un livre espagnol, imprimé / à Bruxelles l’an 1606, où l’on trouve diverses propositions conformes aux dogmes des quietistes, qui y sont refutées par le Pere Jerôme Gratien [1545-1614] carme déchaussé, assez connu par l’histoire de cet ordre. Mais comme on ne voit pas que Molinos en ait jamais rien cité, je ne sçais si l’on peut dire avec verité que c’est de là qu’il a tiré sa doctrine. »

[3Grævius ne mentionnait pas sa dette à l’égard de Nicaise dans l’édition qu’il fit paraître chez Reinier Leers de François Du Jon (Junius), De pictura veterum libri III. Acced. catalogus, adhuc ineditus, architectorum, mechanicorum, sed præcipue pictorum, statuariorum, [...] aliorumque artificum, et operum quæ fecerunt (Roterodami 1694, folio) ; cette édition comporte en préface une biographie de Junius par Grævius. Leibniz fait la même remarque sur l’absence de mention de la dette de Grævius à l’égard de Nicaise dans sa lettre à ce dernier du 30 avril / 10 mai 1697 (éd. Gerhardt, ii.566).

[4Bayle était sans doute déjà trop loin dans la rédaction et dans l’impression du DHC, car, dans l’article « Junius (François) », il cite l’édition du De pictura veterum établie par Grævius mais ne mentionne pas la contribution de Nicaise.

[5Dans l’ HOS, février 1696, art. XIV, Basnage de Beauval mentionne un « Eloge de Lantin » par l’abbé Nicaise : c’est peut-être le « canevas » évoqué par Bayle dans la présente lettre.

[6Sur l’ouvrage de Jean-Baptiste Dubos, Histoire des quatre Gordiens prouvée et illustrée par les médailles (Paris 1695, 12°), voir Lettre 991, n.9, et le compte rendu par Basnage de Beauval, HOS, mars 1696, art. V.

[7Philibert de La Mare, H. Langueti vita ([Hall] 1700, 12°). Bayle devait se servir de cette biographie pour la deuxième édition du DHC, art. « Languet (Hubert) », rem. A, E, F.

[8Grævius aurait pu servir d’intermédiaire entre Philibert de La Mare et l’imprimeur, selon la suggestion de Bayle, mais La Mare mourut en 1687 sans avoir publié son ouvrage, qui parut, sans nom d’auteur, imprimé par Arnaud Du Sarrat à Halle, en 1700 : Huberti Langueti vita ([Halle, Saale] 1700, 12°). Voir B. Nicollier-De Weck, Hubert Languet (1518-1581) (Genève 1995). Sur Philibert de La Mare, voir aussi Lettres 28, n.9, et 889, n.4.

[9Voir Bayle, Projet et fragmens d’un dictionaire critique (Rotterdam [mai] 1692, 8°), art. « Brutus (Etienne Junius Brutus) » : l’article est publié sous forme de dissertation en appendice au DHC.

[10La lettre de Nicaise à Johan de Witt nous reste inconnue.

[11Sur cette paresse, voir Lettre 924, n.13.

[12Sur le neveu de l’abbé Bourdelot, Pierre Bonnet Bourdelot, médecin ordinaire de Louis XIV et premier médecin de la duchesse de Bourgogne, voir Lettre 991, n.3.

[13Jacques Basnage, Traité de la conscience, dans lequel on examine sa nature, ses illusions, ses craintes, ses doutes, ses scrupules, sa paix et divers cas de conscience, avec des reflexions sur le « Commentaire philosophique » (Amsterdam 1696, 12°, 2 vol.). L’ouvrage avait déjà été annoncé : voir Lettre 1046, n.22 ; il est mentionné dans l’ HOS, novembre 1695, art. XV ; un compte rendu paraît en janvier 1696, art. X.

[14Sur ces deux ouvrages de Jacob Le Duchat, voir Lettres 922, n.1, 936, n.14, 930, n.3, et 938, n.5.

[15Sur cette publication de Jean Le Clerc, voir Lettre 1000, n.12.

[16André Morell, Specimen universæ rei nummariæ antiquæ, quod litteratorum reipublicæ proponit, acc. Ez. Spanhenii ad Andr. Morellium epistolæ quinque (Lipsiæ 1695, 8°), nouvelle édition de la publication parisienne de 1683, augmentée des lettres d’Ezéchiel Spanheim.

[17Ezéchiel Spanheim : voir Lettre 13, n.15.

[18Antoine Teissier, Les Eloges des hommes savans tirez de l’« Histoire » de M. de Thou ; avec des additions contenans l’abrégé de leur vie le jugement et le catalogue de leurs ouvrages (Genève 1683, 2 vol., 12°), ouvrage réédité chez François Halma (Utrecht 1696, 12°, 2 vol.).

[20Anthonie Bynæus (1654-1698), pasteur réformé, auteur du De morte Jesu Christi (Amstelædami 1691-1698, 4°, 3 vol.).

[23Voir l’Avertissement au début du roman : « Le Grand Alcandre n’a point eu jusques ici de maîtresse qui ne se soit renduë, s’il faut ainsi dire, aprés la premiére sommation ; au lieu que cette illustre comtesse, dont on fait ici l’histoire, se défend avec une vertu tout à fait héroïque, se tire adroitement de tous les pièges que l’amour lui tend, et en étouffant une passion criminelle, elle gagne l’estime et l’admiration de celui qui la vouloit déshonorer. [...] Tout ce qu’on peut dire de la vérité de cette histoire, c’est qu’ayant été trouvée parmi les papiers d’un homme de qualité aprés sa mort, on la donne telle qu’on nous l’a envoyée de Paris. Il auroit été à souhaiter que le nom de cette illustre femme y eût été couché tout du long ; mais il n’y avoit que la lettre L. dans le manuscrit, où l’on n’a voulu rien changer. »

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