Lettre 1085 : Antoine Léger à Pierre Bayle

A Genève, 7 fevr[ier] 1696 [1]

Monsieur

La dilligence de Mr Minutoli à vous repondre sur les articles dont vous me parlez dans la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire le 2 de ce mois [2], a eté cause que j’ai tardé de quelques jours à vous remercier des marques de bonté que vous et Mess rs Basnage me donnez. Je souhaiterois d’en etre digne et de meriter une aussi bonne reputation que celle que vous supposez que j’ai[,] mais j’ay bien des raisons de me defier de moi-meme de ce coté là. Si pourtant vous croyez que je puisse etre de quelque utilité pour les etudes de Mr de Waddensfens [3], je m’y employerai tres volontiers. Tout ce que je puis faire consiste dans des leçons • publiques, dans des conversations et dans des conseils et des exhortations. Ma santé ne me permet pas de faire des leçons particulieres : mais j’ai un ami meilleur philosophe que moi qui peut aisement suppleer à mon infirmité et qui donne des leçons tant pour la philosophie que pour les mathematiques, à qui si on le souhaite, je le recom[m]enderai. Je commencerai cependant mon cours au mois de may prochain, c’est à dire au milieu de ce mois là et me ferai beaucoup de plaisir d’aider à l’avancement des etudes de ce jeune homme dont vous me dites deja beaucoup de bien.

Je souhaitte avec passion de voir le livre de Mr Basnage sur les dogmes de la religion réformée [4]. J’ai compris que c’étoit une espece d’histoire de la succession de l’Eglise plus ample que celle d’Usserius [5] : ce qui fera beaucoup d’honneur à nos Eglises. Il seroit à souhaitter que quelque prince ou Etat de notre Religion fît imprimer tous les manuscrits des vaudois et des albigeois, et de ceux qui en sont descendus. On auroit un corps complet de leur théologie, et de leur doctrine. Mess rs Pernu et Leger [6] en ont donné une partie ; mais plusieurs papiers du premier sont peris, et sur tout deux pieces que je regrette extremement, sc[ilicet] la dispute de Realmont de l’an 1206 entre Arnaud Hot, pasteur albigeois et le légat du pape [7], où une des theses étoit que le pape étoit l’Antechrist. L’autre est un écrit présenté / au roy de France où ils donnoient les raisons de leur separation d’avec l’Eglise romaine. Il est dommage que tant de pieces se soyent perduës. Il s’en est pourtant encore perdu une cette année ; c’est le gros volume qu’avoit Mr Graverol de Nismes, qui contenoit des proces faits contre les vaudois et les albigeois [8]. Il est mort, et ayant fait mention de ce manuscrit dans son testament, l’intendant de Languedoc l’a retiré, et en a donné 500 francs à la veufve. Ayant fait ecrire à Nismes pour scavoir des nouvelles de ce manuscrit, j’ai appris ce que je viens de vous dire. Outre cela, on m’a envoié des extraits qu’on a trouvé[s] dans le cabinet de Mr de Graverol sur une feuille de papier ; ils sont de l’année 1281 et l’extrait n’est que des 7 premieres pages du volume[,] comme cela est marqué. Les manieres de s’exprimer sont entierement semblables à celles qui paroissent dans ce que Limborch a fait imprimer ; et comme les Sentences de l’Inquisition de Tholose imprimées par les soins de Limborch [9] sont de l’an 1307 jusqu’à 1323 (ce me semble) le manuscrit de Mr Graverol contenoit le[s] proces des 20 années precedentes ou environ. J’ai crû que Mr Basnage ne seroit pas faché de scavoir ces particularitez.

Je vous prie de l’asseurer de mes respects et Monsieur son frere aussi. Je suis Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur
Leger

Notes :

[1La date a été raturée et réécrite par Marchand : nous ne tenons pas compte de ses corrections en vue de son édition.

[2La réponse de Minutoli à la lettre de Bayle du 2 février (Lettre 1080) ne nous est pas parvenue. La lettre de Bayle à Antoine Léger datée du 2 février – portant manifestement sur la question du séjour du fils Waddinxveen à Genève – est également perdue.

[3Il s’agit du fils de Josua van Belle, seigneur de Waddinxveen : voir Lettre 1080.

[4En 1690, Basnage avait déjà publié un ouvrage dont le titre correspond au sujet indiqué par Léger : Histoire de la religion des Eglises reformées. Dans laquelle on voit la succession de leur Eglise, la perpetuité de leur foy, principalement depuis le VIII e siecle [...] Pour servir de réponse à l’« Histoire des variations des Eglises protestantes », par M. Bossuet (Rotterdam 1690, 8°, 2 vol.). Bayle avait annoncé, il y a quelque temps déjà, un nouvel ouvrage monumental de Jacques Basnage, Histoire de l’Eglise de Jésus-Christ jusqu’à présent, qui ne devait paraître que trois ans plus tard (Rotterdam 1699, folio) : voir Lettre 1004, n.11.

[5Antoine Léger pense sans doute à l’ouvrage de James Ussher, archevêque d’Armagh, Britannicarum Ecclesiarum antiquitates. Quibus inserta est pestiferæ adversus Dei gratiam à Pelagio Britanno in Ecclesiam inductæ hæreseos historia (Dublinii 1639, 4°), dont une nouvelle édition avait paru récemment (Londini 1687, folio). Sur l’auteur, voir Lettre 638, n.15.

[7La Chronique de Guillaume de Puylaurens rapporte que l’une des plus importantes disputes entre représentants de l’Eglise catholique et cathares eut lieu à Montréal (entre Carcassonne et Mirepoix) en 1207. L’hérésiarque Arnaud Oth (ou de Loth, Arnaldus Otonis en latin, Hot dans les documents de l’Inquisition) y affronta l’évêque Diego d’Osma, assisté par le légat Pierre de Castelnau (ou Castello-novo), devant des arbitres élus par les parties. Oth accusait l’Eglise romaine de n’être ni l’épouse du Christ ni sainte, mais l’Eglise du diable et la doctrine des démons, et d’être la Babylone de l’Apocalypse, dont l’ordination n’est ni sainte ni bonne ni instituée par le Christ. Voir Guillaume de Puylaurens, Chronique (1203-1275), éd. Jean Duvernoy (Paris 1976), p.50-53. Sur les différentes versions et interprétations de cet épisode, voir M.-H. Vicaire, Histoire de saint Dominique (Paris 2004), p.222-227.
Une source « classique » à cette époque est Nicolas Vignier, Recueil de l’histoire de l’Eglise (Leyde 1601, folio), p.410-411 : « Le lundy second d’octobre 1207, en la ville de Montreal pres Carcassonne jadis du comté de Tholose fut celebré un colloque memorable entre un evesque espagnol evesque d’Evisua (appelé en latin Exovensis) envoyé par le pape avec S. Dominique et plusieurs autres, et entre Arnaud Hot appelé pasteur des albigeois, qui nia par expres trois poincts : le premier, que l’Eglise de Rome soit espouse de Christ ny Eglise saincte, ains au contraire Eglise de trouble, endoctrinee de Satan, et celle Babylon dont parle S. Jehan en l’Apocalypse, mere de fornication, d’excommuniement, enyvrée du sang des saincts et des martyrs de Jesus Christ. Le second, que sa police n’est bonne, ny saincte, ny establie de Jesus Christ. Le troisiesme, que Jesus Christ ny ses Apostres n’ont point ordonné la messe comme elle est aujourd’huy disposee. L’evesque se sousmeit de verifier le contraire par le Nouveau Testament devant B. de Villeneuve, B. d’Auzerbe, R. de Bot et A. Riviere accordez arbitres. La dispute ayant duré trois jours, l’evesque demanda quinze jours pour bailler son faict par escrit, et Arnaud Hot huict jours pour repliquer. Retournez au jour assigné furent quatre jours en colloque, estant l’evesque assisté de deux legats, P. de Chastelnou, M. Raoul abbé de Chandelz, P. Bertrand prieur d’Auteribe, le prieur de Palatz et plusieurs autres. Somme, l’evesque avoüant que les choses qui ne sont de la messe fussent ostees, l’assemblée fut departie sans passer outre en arbitrage. »

[8Ces actes des procès des albigeois au tribunal de l’Inquisition recueillis par François Graverol (voir Lettre 902, n.4) ont été confisqués et sont restés inédits, comme l’explique Léger aussitôt après. Dans Bossuet, historien du protestantisme. Etude sur l’Histoire des variations et sur la controverse entre les protestants et les catholiques au dix-septième siècle (Paris [1891] 1892), p.188, Alfred Rébelliau rappelle que Bossuet – dont le XI e livre de l’ Histoire des variations s’attache à définir la doctrine des vaudois avant la Réforme – entretint en 1684 une correspondance avec M gr Pierre de La Broue, évêque de Mirepoix, qui, par l’intermédiaire de l’intendant Basville, le mit en relation avec Graverol.

[9Philippus van Limborch, Historia Inquisitionis cui subjungitur liber sententiarum Inquisitionis Tholosanæ ab anno Christi 1307 ad annum 1323 (Amstelodami 1692, folio), ouvrage publié par Henrik Wetstein. Dans sa correspondance avec Locke, à partir du mois de mars 1691 (éd. E.S. de Beer, n° 1368), Ph. van Limborch évoque souvent cet ouvrage et s’explique longuement sur ses intentions.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261370

Institut Cl. Logeon