Lettre 1090 : Pierre Bayle à Jean Rou

[Rotterdam,] le 21 de février 1696

Vous faites trop d’honneur à ma lettre [1], mon tres cher Monsieur, et vous en faites trop peu en même tems à votre grand discernement. Je vous ecrivis • fort à la hate et negligeant beaucoup mes expressions, sans croire qu’autre que vous me dut voir ainsi en deshabillé. Je n’ay point en vuë aucun endroit particulier de votre excellente preface [2], quand j’ay dit « qu’un bon entendeur comme vous juge ex ungue leonem [3] ». J’ay seulement voulu dire qu’en voyant ce que je trouvois à redire à la distance trop grande que vous aviez laissée entre les particules causales, comme les ap[p]ellent les grammairiens, puisque, parce que, et la proposition à laquelle elles servent de preuve, vous connoitriez ce qu’il faudroit eviter, soit dans tous les lieux de la traduction où une semblable distance se trouveroit entre le relatif et l’antecedent, soit dans toutes les periodes où d’autres relatifs pourroient étre rapportez à divers / antécédens.

Vous savez mieux que moi le caractere de notre langue, et ce qui la distingue de toutes les autres, est une maniere nette, coulante, debarrassée de ranger les mots, qui fait qu’un lecteur ne balance point à quoi il doit rap[p]orter les particules, qui, le, il, son, que, etc. Dans les autres langues on se determine par la nature des sujets ; dans la nôtre, on epargne au lecteur cette recherche ; la seule situation des mots où l’on evite deux antécédens susceptibles de la relation, fait juger de la pensée. Ceux qui se servent du stile coupé ont moins de peine à ôter les equivoques [4] ; ils recommencent une periode presqu’à chaque ligne. C’est prendre le parti le plus facile ; un paresseux s’accom[m]ode fort de cela. Vous et moi, Monsieur, qui sommes accoutumez au stile lié, et qui enfermons le plus de pensées que nous pouvons dans une periode, nous sommes en effet plus courts que ceux qui se servent du stile coupé ; et neantmoins les mauvais juges s’imaginent que nous emploions plus de paroles. Ils ne savent pas qu’il n’y a guere d’ecrivain dont le verbiage soit plus grand que celui de Seneque. / Ciceron mettroit dans une periode de six lignes, ce que Seneque dit dans six periodes qui tiennent huit ou neuf lignes. Mais quoy qu’il en soit, nous avons ce desavantage nous autres sectateurs du stile lié, que nous avons mille peines à ôter les equivoques. Soyez sûr que je n’ai eu en vuë aucun • endroit particulier de votre preface, ni par consequent celui qui concerne l’eloge donné par Mr Temple à Mariana [5].

La maniere dont vous avez retouché l’endroit que je vous avois marqué ote tout le fondement de mes objections. Je vous renvoie la feuille.

Vous avez raison de trouver etrange que je n’aie pas eté content de l’explication que vous donniez vous-meme, tout aussi tot à cette expression, François I er n’a eté Dauphin etc. Mais je ne suis pas faché* de vous avoir proposé ce doute, puisque cela vous a fait changer quelque chose. Voyez je vous prie, si vous ne pourriez pas retenir votre premier terme de Dauphin en vous servant, non pas de l’indicatif n’a eté Dauphin, qui a toujours l’air d’une affirmation ; mais du mode que les grammairiens nomment optatif ou subjonctif. Par exemple, François I er n’auroit pû être / Dauphin que par son avenement, etc., mais on n’appelle pas cela étre Dauphin [6].

Je vous remercie tres humblement de ce que vous m’apprenez des deux versions de Mariana [7]. Je tacherai de savoir des circonstances de la version imprimée, et je crois que vos lecteurs ne seroient pas fachez que vous leur apprissiez qui et quand on a publié cet ouvrage. Vous savez que dans les prefaces les traducteurs et les commentateurs font volontiers l’histoire du livre, de ses editions, versions, critiques etc. Vous ne savez pas peut-etre qu’un certain Petrus Mantuanus publia l’an 1611 un recueil en espagnol des fautes de Mariana [8]. Elles concernent presque toutes ce qu’il a dit de la patrie du poëte Prudence [9]. Ce critique a étalé une grande montre d’erudition. Un ami de Mariana nommé Tomaïo [10], repondit à ce critique. J’ay lu autrefois le premier de ces deux ouvrages ; mais jamais je n’ai pu trouver le second [11].

Je suis etc.
Bayle

Le 21 février 1696.

Notes :

[1Voir la lettre de Bayle à Rou du 13 février 1696 (Lettre 1087), où il commente le travail de Rou sur Mariana.

[2La préface de Rou est reproduite dans ses Mémoires, éd. Waddington, ii.44-63.

[3ex ungue leonem : « on reconnaît le lion à sa griffe ».

[4On découvre un Bayle parfaitement au courant de l’évolution du style rhétorique entre l’asianisme, fondé sur le modèle de Cicéron, et l’atticisme, suivant l’exemple de Sénèque : sur le style lié et le style coupé, voir M. Fumaroli, (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950 (Paris 1999), ch. 15 « L’apogée de l’atticisme français ou l’éloquence qui se moque de l’éloquence », p.707-786, et J. Lafond, Les Formes brèves de la prose et le discours discontinu (Paris 1984).

[5Voir William Temple, Introduction à l’histoire d’Angleterre, traduite de l’anglois (Amsterdam 1695, 8°), Préface : « Je me suis souvent étonné qu’une nation aussi ancienne et aussi noble que la nôtre, si fameuse au dehors par ses armes et par ses exploits, si estimée pour ses sages et ses heureuses institutions au dedans, qu’elle est à cet égard un objet d’envie ; si florissante dans les Arts et dans les Sciences, et si remplie d’excellens écrivains en tout genre, n’ait encore pû produire une bonne histoire générale d’Angleterre ; celle de France a été composée par de Serres avec beaucoup d’adresse, par Mezeray avec jugement et candeur ; celle d’Espagne avec une grande exactitude et un stile élégant par Mariana... ».

[6Voir l’objection initiale de Bayle dans sa lettre du 13 février (Lettre 1087) et le commentaire de Rou dans ses Mémoires, ii.76 : « Je n’ai que deux mots à dire sur cette seconde des trois lettres de M. Bayle. Elle justifie entre autres, comme on voit, ce que j’ai avancé ci-dessus de l’espèce de malentendu que ce savant avouoit y avoir eu entre nous sur l’article de François I er en qualité de dauphin. M. Bayle m’avoit assurément pris un peu trop au pied de la lettre ; mais d’un autre côté il me donna lieu par son aheurtement de m’expliquer avec plus de précision. »

[7Juan de Mariana (1536-1624), S.J., Historiæ de rebus Hispaniæ libri XX (Toleti 1592, folio) ; Historiæ Hispanicæ appendix liber scilicet XXI et novem ceteri ad XXX usque, qui viginti illos in tomo hoc II. rerum Hispanicarum ordine sequuntur ; additus et his est suus Index (Francofurti 1606, folio) ; Historiæ de rebus Hispaniæ libri 30 (Moguntiæ 1619, folio) ; traduits et résumés par Anne de La Roche-Guilhem : Histoire chronologique d’Espagne commençant à l’origine des premiers habitans du pays et continuée jusqu’à présent, tirée de Mariana et des plus célèbres auteurs (Rotterdam 1694, 12°, 3 vol.). Bayle désigne ces deux versions et l’index dans son article « Mariana (Jean) », rem. D, et renvoie également à l’article de l’ HOS, novembre 1693, qui mentionne « le dessein d’une traduction françoise [par Jean Rou] de Mariana, qui sera accompagnée de belles notes. Le public doit souhaiter de jouïr bientôt de ce travail ».

[8Bayle, DHC, art. « Mariana (Jean) », rem. D : « Quelque beau que soit le livre de Mariana, il ne laisse pas de contenir plusieurs fautes qui ont été critiquées en partie par un secrétaire du connétable de Castille. Ce censeur se nomme Pedro Mantuano. Il publia sa critique à Milan in-4° l’an 1611 et l’intitula Advertencias à la historia de Juan de Mariana. Il n’avoit alors que vingt-six ans. »

[10Bayle, DHC, art. « Mariana (Jean) », rem. D : « Thomas Tamaius de Vargas, qui répondit pour Mariana, raconte une chose qui tient du prodige ; c’est que Mariana ne voulut jamais jetter les yeux, ni sur l’ouvrage de son censeur, ni sur l’ouvrage de son apologiste, quoique ce dernier lui eût offert son manuscrit avant que de le donner à l’imprimeur. » Ce dernier ouvrage est celui de Tomas Tamayo de Vargas, Historia general de España del P.D. Juan de Mariana, defendida por el Dr Don Thomas Tamaio de Vargas contra las « Advertencias » de Pedro Mantuano (Toledo 1616, 4°).

[11Voir Rou, Mémoires, éd. Waddington, ii.76 : « Pour ce qui regarde le Petrus Mantuanus, de qui il croyoit me donner la connoissance, j’avois depuis longtemps parmi mes livres, non seulement l’ouvrage de cet auteur, mais aussi celui de son antagoniste Tamayo, que M. Bayle n’avoit jamais pu déterrer ; mais je n’ai jamais voulu entrer dans les démêlés de ces deux champions, parce que cela m’auroit mené trop loin, et j’ai mieux aimé que mes critiques, quelles qu’elles pussent être, parussent (comme c’est aussi la vérité) ne venir que de moi, afin, au moins, d’éviter l’accusation de porter ma faucille dans le champ d’autrui. »

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