Lettre 1093 : Pierre Bayle à François Janiçon

[Rotterdam, le] 11 mars 1696 [1]

M. Jurieu fait imprimer la 2 de partie de sa reponse à M. Saurin [2]. Elle sera plus divertissante que la 1 ere, parce qu’elle sera pleine de faits personnels, et d’historiettes ramassées dans les rues, au lieu que la premiere n’est remplie que de raisonnements abstraits et souvent repetez sur l’obscurité de la foy, sur celle de l’Ecriture, et sur les pernicieuses suites que peut avoir la doctrine de M. Saurin / qui veut que la foy soit fondée sur l’evidence du temoignage, c’est à dire que quand le S[ain]t Esprit nous fait croire les mysteres, il nous revele clairement et evidemment que l’Ecriture les enseigne.

On a imprimé icy dans un recueil de pieces curieuses une lettre sur la vie d’Adam traduite de l’italien du Loredani [3]. Cette lettre est bien hardie et bien libertine contre les martyrologes. Auroit-on souffert à Paris que l’on imprimât des observations si dangereuses [?] V[oyez] le Merc[ure] gal[ant] [4].

Du Pin, habile homme, éveque de Rieux [5]. Monsieur Catel en dit peu de choses [6]. Nous avons des parens communs (il parle de M. Baluze [7] ). Il y a bien 100 ans qu’un homme de la famille de M. Baluze, et de son nom, s’etablit au païs de Foix, et s’y maria avec une d[emois]elle d’ancienne maison, car elle etoit de l’une des branches de la maison de Com[m]inges, de ces branches qui[,] partagées cent et cent fois[,] se trouvent reduites, si les charges de la Cour ou de la province ne les soutiennent, à n’avoir pas plus de revenu que les gentilshommes ordinaires. Le fils de ce M. Baluze a toujours paru, comme son pere, parmi les gentilshommes du païs avec distinction. L’une de ses sœurs, qui vit encore, est veuve d’un frere de ma mere [8], et a beaucoup d’enfans. J’admire l’habileté de M. Baluze et sa diligence si heureuse à ramasser tout ce qui peut illustrer l’histoire, dans ses notes sur les vies des papes d’Avignon [9], et ailleurs.

Je suis sujet à des migraines frequentes [10] qui m’emportent beaucoup de tems, et qui m’en emporteroient beaucoup davantage, si je ne quittois entierement le travail, dès que je les sens venir. Cela me sert quelquefois à n’avoir point de mal de tête, mais c’est toujours du tems perdu. J’ai fort peu de distractions, je / me mesle de peu d’affaires et icy on ne se visite que rarement, à moins que l’on n’y soit porté par une forte inclination.

Notes :

[1Il est fait allusion à la présente lettre dans celle de François Janiçon du 9 avril 1696 (Lettre 1103), ce qui permet d’identifier avec certitude le destinataire. Nous ne connaissons ce texte que par la copie d’extraits envoyée par François Janiçon à Jean-Alphonse Turrettini, ce qui explique le caractère abrupt de certaines notations et l’absence des formules de politesse.

[2A la critique par Elie Saurin dans son Examen de la théologie de M. Jurieu (La Haye 1694, 8°, 2 vol.), Jurieu répondit d’abord par une Défense de la doctrine universelle de l’Eglise et particulièrement de Calvin et des réformez, sur le principe et le fondement de la foy, contre les imputations et les objections de M. Saurin (Rotterdam 1695, 12°) et ensuite – c’est l’ouvrage annoncé dans la présente lettre – par la Suite de la réponse de M. Jurieu. Idée des sentiments de M. Saurin sur les mystères de la Trinité et de l’Incarnation (s.l. 1695, 4°) : il s’agit d’une brochure de seize pages sur deux colonnes, achevée d’imprimer le 30 septembre 1695. Saurin devait y répondre, d’abord dans une Remontrance aux Eglises qui doivent composer le synode de La Brille (s.l. 1696, 4°), p.14-21, par un « Mémoire pour le consistoire sur le dernier libelle de Mr Jurieu, intitulé, “Suite de la réponse de M. Jurieu [...]” », et ensuite par sa Justification de la doctrine du sieur Elie Saurin (Utrecht 1697, 8°).

[3Giovanni Francesco Loredano (1606-1661), Lettres de Loredano, noble vénitien, sur diverses matieres de politique et autres importans sujets, traduites en françois avec l’italien à costé par le sieur de Veneroni (Amsterdam 1695, 8°). La lettre sur la vie d’Adam dont il est fait mention ici, est tirée de l’ouvrage L’Adamo di Gio. Francesco Loredano, nobile veneto (Venetia 1640, 8°). Sur l’auteur, ami de Pallavicino, voir aussi Lettre 103, n.13.

[4Bayle a glané cette nouvelle apparemment dans le Mercure galant, octobre 1695, p.308-310, et décembre 1695, p.75-86.

[5Allusion, sans doute, à Louis Ellies Du Pin, l’auteur de la Bibliothèque ecclésiastique auquel Bossuet s’en était pris récemment : voir Lettre 891, n.45. Cette formule sous forme de note abrégée évoque également l’évêque de Rieux, qui, depuis 1662, était Antoine-François de Bertier, celui qui avait soutenu Bayle en lui procurant une bourse pour ses études à Toulouse : voir Lettre 77, n.11. Cependant, puisqu’il s’agit de l’historien Guillaume Catel, mort en 1626 (voir la note suivante), il se peut que Bayle pense à la succession des évêques de Rieux : les prédécesseurs d’Antoine-François Bertier furent des membres de sa propre famille : Jean de Bertier, évêque de 1602 à 1620, et Jean-Louis de Bertier, évêque de 1620 à 1662. Moréri consacre un article à toute la famille Bertier ; la présente lettre témoigne sans doute de la préparation de l’article « Montauban » du DHC, mais, en fin de compte, Bayle renonce à y donner les détails sur la famille Bertier – dont Pierre de Bertier fut évêque de Montauban entre 1652 et 1674 (voir Lettre 134, n.24 et 28) : « Un homme illustre [ Monsieur Ysarn, ci-devant ministre de Montauban, présentement d’Amsterdam. Son mérite est fort connu et même par de bons livres imprimez] m’a déjà communiqué de forts bons mémoires touchant cette ville-là ; mais comme il m’a promis de beaucoup plus amples, et plus exacts, je renvoie cet article à un autre tems, afin de le mettre tout à la fois dans la meilleure posture que je pourrai. » ( DHC, art. « Montauban », in corp.).

[7Allusion à Etienne Baluze, l’ancien bibliothécaire de Colbert, professeur de droit canon au Collège royal en 1670 ; Bayle était en communication avec Baluze par le réseau de ses correspondants parisiens : voir Lettres 933, n.7, et 948, n.5.

[8Anne Baluze épousa en 1643 François Bruguière de Ros ; celui-ci mourut en 1682 ; leurs enfants furent Charles Bruguière de Ros, Gaston de Bruguière et Jean Bruguière de Naudis, les cousins de Bayle. Cette Anne Baluze n’apparaît pas dans la généalogie récente de la famille Baluze établie par M. Cassan, « Les Baluze avant Etienne Baluze », in J. Boutier (dir.), Etienne Baluze (1634-1718). Erudition et pouvoirs dans l’Europe classique (Limoges 2008), p.34-35, selon laquelle une Anne Baluze (1636- ?) apparaît comme la fille d’ Etienne (†1663) et de Peyronne de Corbiers, sa seconde épouse : c’est la seule Anne qui figure dans l’arbre généalogique. Nous n’avons su résoudre cette énigme, à moins qu’il ne s’agisse d’une simple méprise de la famille Bayle, qui aurait été trompée par l’homonymie des deux Etienne Baluze.

[9Etienne Baluze, Vitæ paparum Avenionensium, hoc est historia pantificum Romanorum qui in Gallia sederunt ab anno Christi MCCCV usque ad annum MCCCXCIV (Parisiis 1693, 4°, 3 vol.). Voir aussi l’édition moderne de cet ouvrage, éd. G. Mollat (Paris 1914-1928, 4 vol.), et l’article substantiel de J. Chiffoleau, « Baluze, les papes et la France », in J. Boutier (dir.), Etienne Baluze (1634-1718). Erudition et pouvoirs, p.163-246.

[10Ces migraines dataient de l’enfance et revenaient régulièrement : voir H. Bost, Pierre Bayle, p.34, 137, 158. Elles avaient été aggravées par le surmenage et l’épuisement entraînés par la rédaction des NRL, ce qui avait provoqué l’abandon du périodique et la suspension de ses enseignements pendant un an entre février 1687 et février 1688, voir Lettre 710.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 260362

Institut Cl. Logeon