Lettre 1104 : Pierre Bayle à William Trumbull

[Rotterdam, le 17 avril 1696]

Mylord [1]
Si jusques icy je n’ai pas eu l’honneur de vous temoigner moi-meme mais seulement par l’entremise de Mr Le Vassor [2] la reconnoissance extreme que j’ai de vos bontez infiniment obligeantes, et l’admiration que je sens pour votre rare merite avec le plaisir extraordinaire que me donna la nouvelle de votre elevation à un poste que vous remplissez si glorieusement, c’est par respect et pour menager un tems precieux que vous emploiez au bien public de l’Angleterre d’où depend aujourdui la felicité de toute l’Europe. Je me hazarde aujourdui / Mylord, à vous derober quelques momens, car je craindrais qu’à force de me tenir dans un silence respectueux, je ne passasse dans une extremité vicieuse*. Souffrez donc je vous en conjure la liberté que je prens de vous asseurer de mes tres profonds respects, et de ma gratitude tres sensible.

Si des obstacles insurmontables ne m’empeschoient pas de mettre mon nom au Diction[n]aire critique, [3] je vous eusse demandé tres humblement la permission de vous le dedier, et de le mettre avec son auteur sous la protection d’un nom aussi illustre que le votre tant par la connoissance des sciences, que par celles qui sont proprement de ses grands emplois. Ne pouvant pas me procurer cet avantage, et aiant eu de fortes raisons de laisser au libraire tout le soin de la dedicace, je fus ravi d’ap[p]rendre qu’il jettoit les yeux sur vous, Mylord, mais je crains que la proposition qu’il vous en a faite n’ait pas [été] assez distincte, et telle qu’elle eut eté s’il m’eut consulté avant que de se donner l’honneur de vous en ecrire. Quoi qu’il en soit Mylord, je / vous sup[p]lie tres humblement de me compter au nombre de ceux qui ont le plus de veneration et d’attachement pour votre personne et qui font les vœux les plus ardens pour votre conservation si utile à toute la terre, et permettez moi de vous demander votre protection avec toute sorte de respect.

Mr Le Vassor m’aiant asseuré que vous trouveriez bon que je vous fisse savoir les nouveautez lit[t]eraires [4], je vous sup[p]lie d’agreer ce peu que j’en ai ap[p]ris. Feu Mr Huygens a laissé un manuscrit sur la pluralité des mondes que l’on a commencé d’imprimer, mais on doute si l’edition sera continuée [5] : la famille est en suspens là dessus parce qu’elle craint de faire murmurer M rs les theologiens à cause que l’auteur est entré dans un assez grand detail de conjectures, sur les habitans des planetes. Un Hollandois nommé Hartsoeker etabli à Paris n’a pas fait de difficulté dans son essai de dioptrique d’avancer beaucoup de choses particulieres sur les habitans de la lune [6]. Il vient de publier une Physique en francois qui contient des choses assez curieuses, quoi que la / methode de cet auteur soit plus d’avancer des nouveautez et des conjectures particulieres, que de les prouver un peu à fond. On a imprimé en Allemagne un livre posthume de Pufendorf intitulé Jus feciale divinum sive de consensu et dissensu protestantium [7]. Il regarde comme un dogme de tres grande importance la dispute qui est entre les luthériens et les calvinistes sur la predestination. Cet ouvrage ne fait qu’effleurer les choses, mais il en effleure beaucoup en peu de mots, et temoigne la netteté de jugement de son auteur. Mr Leti • historiographe d’Amsterdam publiera au premier jour deux ou trois volumes in 4° de son Teatro gallico [8] où il enferme toutes les affaires du tems, il y joindra le long poeme qu’il a deja fait paroitre à la louange de Sa Majesté britannique [9]. On acheve à Paris l’edition des œuvres du Pere Sirmond jesuite [10] qui comprendra trois ou quatre gros volumes in folio. On y acheve aussi l’impression du premier volume des Hommes illustres qu’un intendant de province nommé Mr Begon fait peindre et decrire [11].

C’est trop abuser de votre patience. Je finis par la protestation sincere que je suis avec une extreme vénération Mylord votre tres humble et tres obeissant serviteur
Bayle

A Rot[t]erdam le 17 d’avril 1696

Notes :

[1Sur Sir William Trumbull, secrétaire d’Etat, protecteur de Pierre Silvestre et de Michel Le Vassor, voir Lettre 1078, n.2. On trouve beaucoup de détails sur sa vie et sur sa correspondance dans le Report on the manuscripts of the marquess of Downshire, preserved at Easthamptsead Park, Berks. Volume I : Papers of Sir William Trumbull (London 1924), dont l’introduction est due à E.K. Purnell ; voir aussi C. Pascal, « Un ambassadeur désagréable à la cour de Louis XIV, Sir William Trumball [ sic] », BSHPF, 43 (1894), p.169-182, 271-277, 281-297, et R. Clark, Sir William Trumbull in Paris, 1685-1686 (Cambridge 1938), qui exploite les papiers anciennement conservés à Easthamptsead Park. Dans la présente lettre, Bayle réagit enfin aux incitations de Silvestre et Le Vassor, qui avaient voulu obtenir pour leur protecteur la dédicace du DHC. Voir aussi la lettre de Michel Le Vassor du 3 février 1696 (Lettre 1082).

[2Sur Michel Le Vassor, son passage à Rotterdam et ses contacts avec Bayle, voir Lettre 1010. Henri Basnage de Beauval signalait le 1 er août 1695 que Le Vassor avait été bien accueilli en Angleterre grâce aux recommandations des huguenots réfugiés à Rotterdam : « Le Pere Vassor est charmé de la maniere dont il a esté receu en Angleterre. Il me mande que le chevalier de Trumbale qui est presentement secretaire d’Estat, et Mr Burnet, evesque de Salisbury, le protegent hautement. » (éd. Bots et Lieshout, n° 46, p.92).

[3Bayle avait l’intention de publier le DHC anonymement, comme tous ses ouvrages antérieurs. Il l’avait élaboré comme le produit d’une communauté d’érudits et de savants, comme une émanation de la République des Lettres. Seule l’obligation imposée par les frères Huguetan , représentants des imprimeurs du Dictionnaire de Moréri, qui souhaitaient éviter toute confusion entre celui-ci et le Dictionnaire de Bayle, le poussa à permettre à Reinier Leers de mettre son nom sur la page de titre du DHC. Voir Lettre 1165 et A. McKenna, « Les masques de Pierre Bayle : pratiques de l’anonymat », in B. Parmentier (dir.), L’Anonymat de l’œuvre. XVI e-XVIII e siècle, numéro spécial de Littératures classiques (2013).

[4Voir la lettre de Michel Le Vassor du 3 février 1696 (Lettre 1082).

[5Christian Huygens, Kosmotheoros, sive De terris cœlestibus, earumque ornatu, conjecturæ (Hagæ-Comitum 1698, 4°), publié par Adrien Moetjens. Des traductions en anglais (1698), hollandais (1699, par Pieter Rabus), français (1703), russe (1717) et suédois (1774) devaient suivre peu après. Sur cet ouvrage, voir Basnage de Beauval à Leibniz, le 9 avril 1695 (Leibniz, Philosophische Schriften, iii.115-116), et Pierre Coste à Locke, juillet-août 1698 (éd. de Beer, n° 2480, vi.455), ainsi que le compte rendu dans le JS du 23 février 1699, et dans l’ HOS, mai 1698, art. IX. Sur la mort de Christian Huygens, voir la lettre de Basnage de Beauval à Leibniz du 12 septembre 1695, ibid., iii.119, et la réponse de Leibniz sur le Kosmotheoros, ibid., iii.121-122.

[6Nicolas Hartsoeker, Essai de dioptrique (Paris 1694, 4°), publié par Jean Anisson.

[11Charles Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, avec leurs portraits au naturel (Paris 1696-1700, folio, 2 vol.). Bayle évoque les portraits gravés par Michel Bégon (1638-1710), intendant de justice et de marine, à l’article « Poquelin », rem. H, du DHC. On sait que, dans cette édition, les articles sur Pascal et sur Antoine Arnauld avaient été remplacés par des articles sur Charles Du Cange et sur Louis Thomassin : voir Lettre 1067, n.42 ; les deux articles censurés parurent séparément : Les Eloges de Messieurs Arnauld et Pascal (Cologne 1697, 12°). Voir le commentaire de Leibniz dans sa lettre à Nicaise du 10 mai 1697 : éd. Gerhardt, ii.567.

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