Lettre 1106 : Julien Simon Brodeau d’Oiseville à Pierre Bayle

A Paris, le 26 e d’avril 1696

Monsieur
Je n’aurois pas attendu jusqu’à present à vous remercier de la derniere dont il vous a plû de m’honorer, et que j’ay receüe il y a prés de cinq semaines [1] sans une maladie de langueur qui m’a rendu pendant trois mois presque incapable de la moindre chose ; j’en suis relevé depuis peu de jours, trop heureux de pouvoir enfin m’acquitter de ce que je vous dois par inclination et par reconnoissance ! Elle est proportionnée à la generosité* avec laquelle vous avés bien voulu favoriser de vos soins une pauvre petite traduction [2] pendant que vous estes occupé d’ailleurs d’un travail glorieux, et qui sera d’une utilité infinie à tous les sçavans : je vous le redis encore, Monsieur, vostre nouveau Dictionnaire est attendu icy avec une extreme impatience, et plusieurs personnes qui sçavent que j’ay l’honneur d’estre en quelque / relation avec vous m’ont demandé quant il pourroit paroistre ; je leur ay montré l’endroit de vostre lettre par lequel vous m’asseurés que ce sera avant la fin de l’année ; ils m’en ont fait paroistre beaucoup de joye, et ils n’attendent pas moins qu’un chef d’œuvre de la part de la plus excellente plume de l’Europe. C’est de cette maniere que vous estes traitté à Paris comme par tout ailleurs, les honnestes gens et de bon goust vous regrettent incessamment, et ils envient à la Hollande le bonheur de vous posseder ; ils se plaignent sans contrainte que la France ait pû se resoudre à perdre en vous un fils aussi illustre.

J’escris à Mr Le Duchat [3] pour apprendre des nouvelles du paquet qu’il doit avoir reçû, et dans lequel comme vous me le mandés, Monsieur, les exemplaires que Mr Des Bordes m’envoye sont renfermés [4] ; je n’en sçais point encore le nombre, mais tel qu’il puisse estre je luy suis bien obligé, et je penseray dans la suitte aux moyens de luy donner quelque nouveau sujet de s’exercer pour moy.

J’ay bien des graces à rendre à Mr de Beauval pour l’eloge dont il m’a honoré [5], et que je merite si peu par moy mesme ; aussi je le rapporte tout entier au suffrage que vous avés bien voulu donner, Monsieur, / en faveur de mon livre, et il en tire un lustre que je n’aurois jamais osé luy promettre d’ailleurs.

Quod spiro et placeo, si places, tuum est [6]

L’honneur que vous me faites, Monsieur, de prendre part à ce qui a rapport à moy m’oblige de vous parler d’un ouvrage qui pourra estre du goust des curieux, et qui doit paroistre au commencement de l’hiver : mon frere aisné qui a servy douze ans dans la marine en a entrepris l’histoire tant ancienne que moderne [7] ; cet ouvrage sera divisé en deux gros tomes in 4° dont le premier contiendra toutes les differentes manieres des anciens dans leurs constructions de vaisseaux, l’entretien de leurs ports, leur maniere de navig[u]er, leur ordre dans la conduitte de leurs armées navales, leurs manieres de se battre et d’attaquer les places maritimes, toutes les differentes marines des peuples de l’Antiquité, les medailles antiques frappées à ce sujet, leurs ruses de mer, etc. Le tout fondé sur une lecture de l’Antiquité grecque et latine. Le 2 e tome contiendra la marine des modernes et renferme les mesmes choses à leur esgard ; ils seront remplis tous deux de prés de 200 estampes necessaires au sujet.

Je suis avec tout le respect possible Monsieur vostre tres humble et tres obeissant serviteur
Brodeau d’Oiseville

Mon frere sans avoir l’honneur de vous connoistre que par vostre reputation vous asseure de ses respects. •

Notes :

[1Aucune des lettres de Bayle à Brodeau d’Oiseville ne nous est parvenue.

[2Sur la traduction par Brodeau d’Oiseville du Divorce céleste de Ferrante Pallavicino, voir Lettre 1020, n.4.

[3Jacob Le Duchat, avocat à Metz, qui pouvait facilement servir d’intermédiaire entre Leers et Brodeau d’Oiseville.

[4Il s’agit des exemplaires de sa traduction du Divorce céleste, imprimée par Henry Desbordes à Amsterdam ; les livres avaient été envoyés chez Jacob Le Duchat à Metz.

[5La publication de Brodeau d’Oiseville est annoncée par Basnage de Beauval dans l’ HOS, novembre 1695, art. XV « Extrait de diverses lettres ».

[6Horace, Odes, IV, 3, 24 : « c’est par toi que je respire et que je plais, si je plais ».

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