Lettre 1112 : Pierre Bayle à Jacques Du Rondel

• A Rotterdam, le 8 e de may 1696

Je vous aurois fait savoir, mon tres cher Monsieur, beaucoup plutot l’admiration où m’a mis votre dissertation que vous trouverez imprimée dans ces feuilles, si pour n’en faire pas à deux fois, • je n’eusse cru devoir attendre qu’elle fût imprimée. La copie precedente aiant tenu plus de place que je n’avois cru, a eté cause que vous n’avez pas eu de mes nouvelles aussitot que je l’avois esperé. Enfin vous allez voir, que j’ai inseré et vos precedens memoires, et le dernier, qui couronne si magnifiquement l’œuvre [1]. Je me hate pour le moins avec autant d’envie de finir que Mr Leers, mon libraire en pourroit avoir. Il y a trop long tems que ceci traine sous la presse pour ne m’engager pas à hater la conclusion ; c’est ce qui fait que je ne vous proposerai pas des nouveaux doutes pour m’attirer de vos doctissimes recherches sur la question si Lucrece a mieux entendu que Plutarque la doctrine d’ Epicure [2]. Il faut renvoier cette discussion au tems que j’aurai plus de loisir.

Je vous suis bien obligé de la peine que vous avez prise pour ma lettre à Mons r le comte de Reckem [3].

Au reste vous verrez dans ces pages imprimées que je refute fort librement mes erreurs commises dans les Nouvelles de la république des lettres. Cela me doit disculper envers mes meilleurs amis lorsque je ne suis pas de leurs sentimens : par exemple, mon cher Monsieur, je ne croi pas que Seneque ait oté aux betes le sentiment, et je vous prie bien fort de me pardonner la liberté que j’ai prise de citer deux passages de ce philosop[h]e [4] qui témoignent evidemment qu’il les croioit toutes telles que nos peripateticiens les croient. Ces passages develop[p]ent en quel sens il leur ote la colere, ce n’est pas pour en faire des automates. Vous remarquerez que Mr Daillé a ignoré la retractation de celui qui avoit cité sur ce sujet saint Augustin [5].

Je suis tout à vous. /

Vous aurez su, sans doute, la mort de Mr Tollius qui venoit de publier quelques manuscrits grecs et latins, cum notis [6].

Notes :

[1Il s’agit de mémoires que Bayle cite et exploite dans le DHC, art. « Pereira (Gomezius) », rem. C, sur l’antiquité de l’opinion que les animaux sont des machines.

[2Bayle reprend cette question dans le DHC, art. « Lucrèce », rem. Q.

[3Du Rondel avait affirmé, dans sa lettre du mois de mars 1696 (Lettre 1099), avoir confié à M me de Tilly cette lettre adressée au comte de Reckheim : voir Lettre 1099, n.5.

[4Dans l’article II des NRL de mars 1684, où il rendait compte de La Bête transformée en machine de Jean Darmanson, Bayle avait affirmé que le premier auteur qui eût soutenu que les bêtes n’avaient pas de sentiment était, en 1554, Gomesius Pereira, « un médecin espagnol qui publia cette doctrine à Medina del Campo, dans un livre […] qu’il a intitulé Antoniana Margarita pour faire honneur au nom de son pere et à celui de sa mere. » ( OD, i.7). Malebranche avait contesté cette antériorité en évoquant des passages de saint Augustin, mais avait reconnu par la suite qu’il n’y était pas question du sentiment de Pereira ( NRL, août 1684 art. I, et avril 1685, art. IX, respectivement p.102 et 272). Voir Lettres 346 n.1 et 6, et 396 n. 3.

[5Sur la rétractation de Bayle en ce qui concerne le sentiment de saint Augustin à l’égard des animaux – qu’il avait cité en se fiant à une remarque de Malebranche – voir Lettre 396, n.2 et 3, et le DHC, art. « Pereira (Gomezius) », rem. C, où Bayle cite explicitement la présente lettre. On s’explique difficilement l’allusion à Daillé, qui aurait ignoré la rétractation de Malebranche sur le sentiment de saint Augustin : Jean Daillé, auteur du Traicté de l’employ des saincts Pères pour le jugement des differends qui sont aujourd’hui en la religion (Genève, Charenton 1632, 8°), était mort en 1670 ; son fils, Adrien (ou Hadrien) s’exila au moment de la Révocation et s’établit à Zurich ; il ne publia rien sur cette controverse philosophique.

[6Jacob Tollius (1633-1696), ancien maître d’Almeloveen, mourut dans la misère à Utrecht, après avoir acquis une très mauvaise réputation au cours de ses voyages en Europe. Selon la rumeur, cet ancien recteur de l’Ecole latine de Leyde et professeur de l’université de Duisbourg était devenu à la fois catholique et voleur. Voir S. Stegemann, Patronage and Service, p. 81-83. Basnage de Beauval annonce à Leibniz la mort de Tollius dans sa lettre du 21 juin 1696, éd. Gerhardt, iii.127.

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