[Gouda, le 15 juin 1696]

A Pierre Bayle, Rotterdam

Les très hautes espérances que nous avions conçues de recevoir votre visite ont été déçues, puisque nous avons vu passer les fêtes de la Pentecôte que nous avions fermement crues destinées à ce voyage. O Bayle, très cher ami, vous êtes trop hésitant en ces matières, comme vous êtes trop consciencieux à avancer votre très docte ouvrage que personne n’hésite à applaudir [1]. Et certes, si vous et nos amis Basnage, Lufneu [2] et Leers étaient venus, cela aurait été agréable non seulement pour moi mais pour le très distingué Monsieur Perizonius [3], qui a été mon hôte pendant trois jours. Il a été possible même à un inculte comme moi de l’accueillir. Nous avons beaucoup parlé de vous, mais en vain, et pour cette raison je demande si, vos labeurs une fois terminés, vous voulez faire une excursion jusque chez nous pour qu’alors au moins, l’esprit moins préoccupé, vous puissiez passer quelques jours en visite tandis qu’en même temps nous inviterons ici par lettre notre Perizonius, ou plutôt nous le ferons venir.

Si vous avez lu quelque part quelque chose de Delphina Tornatoria [4], femme érudite, communiquez-le-moi, ou plutôt, si vous l’avez, envoyez-le. J’ai aussi la Biblothèq[ue] des femmes savantes par Louis Jacob [5] ainsi que Les Éloges des femmes illustres par Hilarion de Coste [6] cités par Moreri dans son ouvrage. Lisez dans les poésies de Cynthius Joannes Baptista Gyraldus de Ferrare [7] certaines choses écrites à la page 301 d’ Anna Parthenia, Leonarda Esten, Renata Parthenia, Maria Noiandæ, Hipolyta Mutinensis, Isabella Mutinensis, Diana Ariosta, Dia Renata, Cassandra Minotæ, Delia Damiana, Camilla Gyralda (p.149, 150, 156, 166, 159) jeunes adolescentes donnant les plus hautes espérances et au sujet de toutes lesquelles je voudrais savoir votre jugement – ce que vous avez trouvé digne de remarque, et si je dois et si je peux les mettre sur la liste des femmes érudites. Je ne voudrais pas que, dans votre bonté exceptionnelle pour moi, vous différiez longtemps de satisfaire la curiosité de votre très attaché Almeloveen à qui vous êtes cher.

Adieu aimez-moi comme vous êtes aimé.

Donnée à Gouda le 17 e jour avant les Calendes de juillet 1696.

 

P.S. Je désire beaucoup parcourir l’épitaphe de Jean Morell publié en 1513. Le livre est intitulé par Moreri, Le Royal Mausolée [8].

Notes :

[1Le DHC en cours d’impression.

[2Sur Herman Lufneu, désormais médecin à Rotterdam, voir Lettre 878, n.2.

[3Sur Perizonius, voir Lettres 464, n.7, 1080, n.8, et 1086, n.4.

[4Delphina Tornatoria fut – avec Anna Cossia, Margarita Curta et Scholastica Betonica – une brillante élève de Béatrix d’Aube de Roquemartine, première abbesse du monastère de Saint-Honorat de Tarascon : voir Honoré Bouche, La Chorographie ou description de Provence et l’histoire chronologique du mesme pays (Aix 1664, folio, 2 vol.), i.326 ; L. Jacquemin, Guide du voyageur dans Arles (Arles 1835), p.416 ; J. Stevenson, Women Latin Poets : language, gender and authority, from Antiquity to the eighteenth century (Oxford 2005), p.196.

[5Sur cet ouvrage disparu de Louis Jacob, voir le commentaire de Bayle dans sa réponse datée du 21 juin (Lettre 1123, et n.5).

[7Giovanni Battista Giraldi Cinzio, dit Johannes Baptista Giraldus Cynthius (1504-1573), auteur dramatique et professeur de philosophie, de médecine et de belles-lettres à l’université de Ferrare. Il s’agit ici, non pas de Cynthii Ioannis Baptistæ Gyraldi : Ferrariensis Poematia (Basilæ 1540, 8°), mais de la première édition collective de ses Carmina. De Obitu divi Alphonsi Estensis (Ferrariæ 1537, 8°), qui recueille les pièces composées pour la cour de Ferrare – la cour de Renée de France – au moment du décès du duc Alfonso I er en 1534 et de l’avènement du duc Ercole (Hercule) II : la première section est constituée de trois pièces liminaires et de cinquante poèmes de différente longueur et de mètres variés, saluant le nouveau duc de Ferrare au nom des principales personnalités de la ville et de la cour ; suivent un livre de silves, un livre d’élégies et un livre d’épigrammes. Almeloveen puise dans ce recueil les noms qu’il cite avec plus ou moins de précision : Anna et Renée Parthenia, Leonarda d’Este, Maria Noiana, Diana Ariosti, Renée d’Este (Renée de France), Cassandra Minoti, Delia Damiana Machiavelli, Camilla Giraldi. Voir J. Balsamo (avec la collaboration de F. Tomasi), Ma Bibliothèque poétique. Sixième partie : Poètes italiens de la Renaissance dans la Bibliothèque de la Fondation Barbier-Mueller. De Dante à Chiabrera (Genève 2007), n° 192, p.390-392. Sur Anna Parthenia (Anne de Parthenay), voir J. Stevenson, Women Latin Poets, p.184 ; sur Renée d’Este, ibid., p.180, 184, 285-287.

[8Jean Morel (parfois Jean de Morel) (1511-1581), ami d’ Erasme, fut nommé par Catherine de Médicis précepteur d’ Henri d’Angoulême, grand prieur de France, fils naturel d’Henri II. Il eut par sa femme, Antoinette de Loynes, trois filles, Camille, Lucrèce et Diane, qui furent confiées au précepteur Karel Utenhove. Leur maison devint un « temple des Muses » fréquenté par Ronsard, Du Bellay, Dorat, Salmon Macrin, Lancelot de Carles, Michel de L’Hospital, Jean Mercier, Guillaume Aubert... Après ses filles cadettes, Lucrèce et Diane, mortes jeunes, Jean Morel décéda le 19 novembre 1581 ; Jean Marquis, principal du collège du cardinal Bertrand, à qui Morel avait confié sa dernière fille survivante, Camille, publia en 1583 un recueil de poésies françaises, grecques et latines en son honneur intitulé Le Royal Mausolée. Nous n’avons pas réussi à localiser cet ouvrage. Voir A. Sauret, Essai historique sur la ville d’Embrun (Gap 1860), ch. XVIII, p.287-295 ; J. Stevenson, Women Latin Poets, p.188-193, 504-508.

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