Lettre 1138 : Hilaire-Bernard de Requeleyne, baron de Longepierre à Pierre Bayle

A Paris le 25 e juillet [16]96

On me fit voir il y a deux jours, Monsieur, une de vos lettres [1], a la quelle je me crois obligé de faire reponce par plus d’une raison ; comme la principale est l’envie que j’ay de me justifier de la negligence que vous me reprochez à vostre egard, c’est par où je commenceray, en vous disant que je suis bien esloigné de meriter ce reproche. Je suis le dernier qui vous ay ecrit, et n’ayant point receu de reponce à mes deux dernieres lettres [2], je me suis imaginé sans peine, que des occupations plus serieuses et plus pressantes, dont je scavois mesme une partie, ne vous permettoient pas de partager vostre temps, et d’en disposer à vostre gré : ainsi je me suis tenu en repos par pure consideration pour vous, et non par un trop grand amour pour Homere, comme vous vous l’estes persuadé. Vous avez trop d’esprit et trop de goust, Monsieur, pour / ne pas estimer infiniment ce poëte admirable, et si vous n’aves pas tousjours dit tout le bien que vous en pensez, j’ay jugé aisement que c’estoit pour des considerations particulieres : c’est ainsi qu’autres fois j’ay jugé que dans les louanges que vous donniez aux ouvrages de M. Jurieu [3], il y en avoit certaines qui ne venoient que d’amitié ou de politique, et qu’un aussi habile critique que vous ne pouvoit croire luy appartenir. C’est encor le meme jugement que j’ay fait du bien que vous dittes dans vostre lettre des Paralleles de M. Perrault [4]. Un ouvrage aussi plat et aussi opposé au bon sens que celuy là, ne scauroit plaire à un homme comme vous, et j’ay trop bonne opinion du pays des Heinsius, des Grotius, et de tant d’autres grands hommes, pour ne pas croire que ce livre y a esté aussi meprisé qu’il l’est icy.

Aprez cela, Monsieur, je vous diray avec la / meme sincerité qu’un reste d’amitié pour moy peut justifier seul les louanges que vous me donnez dans vostre lettre ; mais quoy que je sente combien je suis esloigné de les meriter, je ne vous en dois que plus de reconnois[s]ance. Ainsy acceptez en, s’il vous plaist, mes remerciemens tres humbles. Le public me fait aussi trop d’honneur de me donner des ouvrages que je n’avouë point, comme Medée et Sesostris [5] ; plus j’avance en age et plus je me deffie de moy meme. Ainsi je me contente de travailler pour moy seul dans le secret de mon cabinet, et je ne songe en aucune sorte à faire part aux autres de ce qui s’y passe. J’ay appris avec plaisir que nous aurions bientost vostre curieux Dictionnaire ; • tant parce que nous en profitterons, que parce que vous serez en estat de vous appliquer à d’autres ouvrages, car quelque beau et quelque utile que soit ce recueil, je vous le diray sincerement, j’ay tousjours regret quand je vois que des personnes qui ont autant de finesse d’esprit que vous en avez / s’attachent à des ouvrages qui ne demandent que de l’erudition et du travail. Quelques [ sic] rares que soient ces deux talens, l’esprit l’est encore bien davantage, et ceux qui en ont autant que vous doivent entrer dans des carrieres, où il puisse paroistre dans tout son jour. Je vous parle si sincerement, Monsieur, que je ne crois pas que vous puissiez me soupconner de flatterie. Aussi mon caractere en est il fort esloigné ; et du moins par là meriterois je quelque place dans l’honneur de v[ot]re estime. Soyez persuadé s’il vous plaist, q[ue] j’en fais un cas extreme, et qu’on ne scauroit estre plus que je le suis Monsieur v[otr]e tres humble et tres obeissant serviteur
Longepierre

Notes :

[1Cette lettre de Bayle, adressée à un destinataire inconnu, dans laquelle il faisait état du silence de Longepierre, ne nous est pas parvenue.

[2Ces deux lettres de Longepierre sont également perdues. La dernière lettre connue de ce correspondant date du 30 novembre 1686 : à cette époque, il était en correspondance régulière avec Bayle, qui donnait des comptes rendus favorables de ses ouvrages dans les NRL.

[3A l’époque où il rédigeait les NRL, Bayle était en bons termes avec Jurieu, dont les ouvrages faisaient en général l’objet d’un compte rendu dans le périodique. Pour la liste complète de ces recensions, voir H. Bost, Un « intellectuel » avant la lettre : le journaliste Pierre Bayle (1647-1706) (Amsterdam, Maarssen 1994).

[4Sur cette citation par Perrault d’un passage tiré d’une lettre de Bayle témoignant de son soutien au « parti » des Modernes contre Boileau, voir Lettre 1086, et A. McKenna, « Pierre Bayle et le monde moderne de la République des Lettres », Revue Fontenelle, 9 (2012), p.45-56. Sur les réserves de Bayle à l’égard des Modernes, voir Lettre 1234, n.6.

[5Médée, tragédie en 5 actes en vers, est, en effet, attribuée à Longepierre ; la pièce fut représentée le 13 février 1694 au théâtre de la rue des Fossés-Saint-Germain à Paris. Sésostris, tragédie en 5 actes en vers, est également attribuée à Longepierre ; elle fut représentée le 28 décembre 1695 au même théâtre. C’est sans doute à cause de leur échec que Longepierre désavoue ses deux pièces : en effet, Sésostris ne connut qu’une seule représentation, et Médée fit l’objet d’une parodie, La Méchante Femme, par le Théâtre italien. Cependant, même si Médée ne fut plus représentée du vivant de l’auteur, elle le fut assez souvent à partir de 1728.

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