Lettre 1142 : Jacques Du Rondel à Pierre Bayle

[Maastricht, juillet 1696]

• C’est assez vous laisser en repos, mon cher Monsieur, je recommenceray, s’il vous plaist, à vous escrire [1]. Aussi bien sens-je trop de déchet* à mon fait, quand je ne m’entretiens point avecque vous. Je ne sçauray jamais vous le dire : mais il est certain que dès que j’ay receû une [de] vos lettres, je me trouve plus honneste homme de moité qu’auparavant, et je m’apperçois quelque air de cette noble fierté que l’on sent à la lecture des bons ouvrages. Mais possible qu’après le Diction[n]aire, vous entreprendrez quelque chose d’aussi grande consequence, et je seray forcé de me taire encore. J’en serois certes bien fasché : mais il faudroit vous laisser faire, puis que ce seroit pour le public que vous travailleriez, et que je serois moy mesme tout des premiers à profiter de vos livres. Cependant vous pourriez mettre quelque intervalle. Vous sçavez ce qui a / esté dit d’un homme à peu près basti comme vous, qui estoit toujours en colere contre le repos, strenuum hominem et numquàm cessantem ! Sed tempus saluti suæ tantâ jam partâ gloriâ parcere [2] ; et sans préjudicier à vos desseins[,] vous pourriez vous reposer quelques années.

Usibus edocto si quidquam credis Amico,

Vive tibi, du moins quelque année, et longè nomina magna fuge [3].

Ces nomina magna, c’est la grande reputation qui vous attend au sortir de chez Leers :

Scena manet dotes grandis, Amice, tuas [4].

Vous allez estre accablé de loüanges, d’eloges, de panégyriques, de remercimens, etc. et je ne sçay où vous vous fourerez pour toutes les lettres qu’on va vous escrire. Consolez vous en pourtant ; peu de personnes ont ce malheur. /

Mais dites moy un peu, vous qui parlez de Brutus politique et de tant d’autres livres inconnus à nous autres sçavans de campagne, si dans vostre Diction[n]aire vous n’auriez point parlé du Zundavastau [5]. Un ecclesiastique de grand merite, et dont le libraire de Lessart [6] a pu vous parler, me le demanda l’autre jour. Il y auroit effectivement bien de belles choses à dire sur l’antiquité de cette Bible des Indes. Mais comme on n’a guéres de connoissances de la librairie de ces païs là, et que vous n’y avez aucune habitude, non plus que vos amis, j’ay bien peur que vous n’en ayez pas dit un mot.

Je vous baise très humblement les mains et suis toujours vostre tres humble serviteur
Du Rondel

Mes baisemains au patron [7].

Notes :

[1La dernière lettre de Jacques Du Rondel date du mois de mai-juin 1696 : Lettre 1116.

[2Quinte-Curce, Alexandri Magni, livre VII : « un homme actif et jamais au repos ! mais qui ménageait du temps pour son salut, tant de gloire ayant déjà été acquise ».

[3Ovide, Tristia, iii.IV.3-4 : « usibus edocto si quicquam credis amico, vive tibi et longe nomina magna fuge » : « Si vous croyez en quoi que ce soit un ami qui a appris par expérience, vivez pour vous-même et fuyez la renommée. »

[4Ovide, Tristia, i.IX.48 : « Une grande scène attend vos dons, mon ami. »

[5Voir Nicolas Sanson, Introduction à la géographie où sont la géographie astronomique, qui explique la correspondance des globes terrestres avec la sphère [...] (Paris 1693, 12°), p.203 : « Entre les religions payennes le livre de theologie des Brachmanes se nomme Vedam et Shaster. Les Parsis appellent le leur Zundavastau, c’est à dire livre des loix. » Voir aussi Lettre 1149, n.2.

[6Jonathan Delessart tenait une librairie au Vrijthof à Maastricht : voir Lettre 819, n.13.

[7Le « patron » de Bayle et de Du Rondel à Rotterdam, Josua van Belle, seigneur de Waddinxveen : voir Lettre 1080, n.7.

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