Lettre 1147 : Edouard de Vitry à Pierre Bayle

Paris 6 d’aoust 1696

Le livre de Mr Faydit, dont je vous parlay dans ma derniere [1], a fait icy tant de bruit qu’il a fait mettre son auteur à S[ain]t Lazare avec deffense de luy donner ni plume ni encre ni papier. J’ay lû son livre et quelque rare qu’il soit, je puis vous l’envoyer, si vous n’en avés pas eu d’ailleurs. Je vous avois mandé* qu’il y maltraitoit Mr de Meaux, on me l’avoit dit ainsi, mais j’ay trouvé qu’au contraire il fait un fort bel eloge de ce sçavant prélat. Je vous avois aussi mandé que Mr Cally [2] estoit curé de S[aint] Sauveur, je m’estois trompé et je me suis souvenu depuis qu’il estoit curé de S[aint] Martin de Caën. Ce sont là des bagatelles, mais je suis bien sûr que vous aimerés en cela mon exactitude et que vous me pardonnerés tous ces menus soins.

L’illustre malheureux [3] me charge de vous encourager à achever vostre Diction[n]aire et de vous assurer de la part du public que ce grand ouvrage sera tres bien receu, mesme de ceux qui pour[r]oient y decouvrir quelques unes de ces fautes veritablement venielles, sine quibus hæc vita non ducitur, comme disoit s[aint] Augustin [4], ou plûtost comme dit Horace quas aut Incuria fedit, Aut humana parùm cavit natura [5]. Vous ferés assurément mieux dans une seconde edition, mais la premiere sera toûjours fort capable de soûtenir la reputation que tant de justesses, d’erudition, de politesse, d’agrément, vous ont acquis[e]. C’est à dire que dans une edition moins précipitée vous pour[r]és vous surpasser vous mesme mais ce premier essay vous mettra beaucoup au dessus de tout autre. Voilà ce que je vous mande de sa part, et vous voulés bien que je sois en cela de son avis.

Je vous remercie du livre de Cellarius que vous m’avés envoyé [6]. S’il vous en tomboit encore quelqu’un entre les mains, vous me feriés plaisir de me le faire encore tenir par la mesme voye, qui sera toûjours tres sûre. Oserois-je vous prier de vous servir de la mesme commodité pour m’envoyer le • / Journal des scavans, Histoire des ouvrages scavans, Bibliotheque universelle, Nouvelles de la rep[ublique] des lettres, etc. à mesure que ces petits livres paroitront, et mesme le Mercure historique. Je ne prendrois pas la liberté de vous charger de cet embarras, si je n’esperois par là meriter d’estre honoré de temps en temps de quelques unes de vos commissions. Je m’en acquitteray avec une fidelité dont j’espere que vous vous loüerez. Je commence par répondre à vos trois questions. J’ay travaillé moy mesme à les resoudre, car la necessité qu’on a eu[e] de remplacer un professeur royal de mathem[atiques] à Nantes [7] m’a fait depuis peu destiner à cet employ, que j’ay accepté d’autant plus volontiers que j’auray occasion de voir en passant nostre ami [8] et de m’enfermer avec luy pour quelques jours.

Premiere question [9]. S’il y eut éclipse de soleil le 11 e de may 1586 ? Rep[onse]. 1° Toutes les ephemerides marquent que pendant toute cette année il ne parut en Europe aucune eclipse ni de lune ni de soleil, et le calcul justifie parfaitement cette remarque. Je ne chargeray point ce papier d’un calcul inutile. Je l’ay fait en particulier et vous pouvés m’en croire. Je vous l’enverray si vous le souhaités. 2° S’il y en avoit eu quelqu’une ce ne seroit pas le 11 de may qui selon le vieux stile est le 14 de la lune, et selon le nouveau est le 24. Or l’eclipse de soleil, comme on scait, n’arrive qu’aux pleines lunes. Le nombre d’or pour 1586 est 10 : l’epacte est aussi 10. 3° Le soleil estoit pour lors en B [10] 21° 43’ 19” et la lune en L [11] 21° 33’ 44”, ainsi les luminaires loin d’estre en conjonction estoient éloignés de deux signes entiers etc. Le calcul le justifie.

2 e question. Si la mesme année 1586 les planetes furent en conjonction au mois de sept[embre]. Rep[onse]. Il n’y eut aucune autre conjonction que celle du soleil et de la lune dans la nouvelle lune qui tomba le 13. Jupiter le 15 septembre estoit directe, au 11° 39’ de D [12] et Saturne retrograda au 4° 11’ de B [13] : ainsi sans beaucoup calculer on voit qu’ils ne se sont trouvés que vers • le 9/19 Juillet 1603 dans Leo 6° 44’. Il y avoit eu conjonction avant l’an 1586[,] scavoir le premier may 1583. Jupiter et Saturne furent joints en L [14] pisces 22° 11’ ou environ. /

3 e question. Si les planetes, surtout Jupiter et Saturne seront bientost en conjonction dans A [15], comme dans trois ou quatre ans. Rep[onse]. Saturne est aujourd’huy dans Caper 22° 31’ retrograde. Il est eloigné d’Aries de deux degrés et un quart, et comme il fait sa revolution en prés de trente ans, il ne parcourt un signe qu’en deux ans et demy. Il luy faut donc environ cinq ans et demy pour arriver en Aries. Jupiter est à present dans le Virgo 26° 5’ directe, et ainsi eloigné d’Aries de plus de la moitié du Zodiaque. Il le parcourt entier en prés de douze ans. Il sera donc environ six ans • avant que d’y arriver, et c’est aussi environ dans six ans que se fera la conjonction. Jupiter entrera en A [16] Aries le 18 avril 1702, et y trouvera Saturne en trois degrés, la conjonction de Jupiter et de Saturne arrivera le 16 may de la mesme année 1702 en 5° 44’. Jupiter sortira d’Aries le 27 d’avril 1703 et y laissera Saturne vers le milieu, c’est à dire au 15° d’Aries.

Si vous le souhaités, Monsieur, je vous enverray tout cecy dans une plus grande précision avec tout le calcul qui y servira de preuves, mais mon mestier, ou plustost le mestier que je fais àpresent, entre plusieurs autres avantages, a cela de bon qu’on ne peut gueres estre partagé et que tous ceux qui s’y entendent, sont tous de mesme avis.

Je suis de tout mon cœur vostre tres humble et tres obeissant serviteur[.]

 

La conjonction de Jupiter et de Saturne arrive une fois en vingt 20 ans •, et ainsi cinq fois en chaque siecle. Si vous en voulés davantage, ne m’epargnés pas.

Je vous remercie de ce que vous me promettés pour la nouvelle edition du P[ère] Sirmond [17]. Le P[ère] de La Baune [18] vous en est aussi fort obligé. Il m’a donné quelques memoires qui pour[r]ont servir à vostre dessein, et dont vous pour[r]és mesme vous servir pour vostre Diction[n]aire critique. Cela n’est point / fort digeré, mais c’est cela mesme qu’il vous faut[,] vous scaurés y donner l’ordre necessaire pour faire un bon article du P[ère] Sirmond [19]. •

Notes :

[1Pierre-Valentin Faydit, Altération du dogme théologique par la philosophie d’Aristote ou fausses idées des scholastiques sur toutes les matières de la religion, tome I : Traité de la Trinité (s.l. 1696, 12°), publication annoncée par Edouard de Vitry dans sa lettre du 20 juillet (Lettre 1135). Voir P. Tamizey de Larroque, « De l’emprisonnement de l’abbé Faydit. Notes et documents inédits », Revue des questions historiques, 23 (1878), p.579-588 ; B. Tambrun-Krasker, « Métaphysique trinitaire et humanisme à la fin du 17 e siècle : la folie de Faydit », et, du même auteur, L’Ombre de Platon. Unité et Trinité au siècle de Louis le Grand (Paris 2016). Sur Faydit, voir aussi Lettre 1139, n.4 : la lettre de La Reynie qui y est citée ajoute des détails quant à la publication clandestine de cet ouvrage de Faydit : « Monsieur l’archevesque [ Louis-Antoine de Noailles] m’en fit donner advis, hier au soir, par M. le curé de Saint-Laurent, l’un de ses grands vicaires, et, ce matin, en recherchant le lieu du débit de ce livre, le commissaire de La Mare en a saisi douze exemplaires entre les mains d’une fille à laquelle l’abbé Faydit venoit de les livrer dans la maison où il demeure. Il est convenu, Monsieur, qu’il en estoit l’autheur de ce livre, et qu’il l’avoit fait imprimer sans qu’il ayt esté examiné, sans privilège et au préjudice des défences que luy en avoient faites Monseigneur le chancelier [ Louis Boucherat] et M. l’archevesque. » Voir aussi les témoignages de Bossuet du 3 août et de Bernard de Montfaucon du 6 août 1696, cités par P. Tamizey de Larroque. Faydit resta quelques mois emprisonné à Saint-Lazare « où l’on n’enferme que les fous et les débauchés » ; il y était encore le 3 février 1697 et aurait été libéré par l’amitié et la parenté « avec quelques personnes qui sont dévouées au parti de M. Arnauld, entre autres l’ abbé Golfer » ( Richard Simon, Bibliothèque critique, ou recueil de diverses pièces critiques dont la plupart ne sont point imprimées, publiées par M. de Sainjore (Amsterdam 1708-1710, 12°, 4 vol.), tome I, ch. 33.

[2Pierre Cally, philosophe de Caen : voir Lettre 1086, n.36.

[3Daniel de Larroque, qui avait été transféré de sa prison du château d’Angers au château de Saumur depuis le mois de mai 1696 : voir Lettre 1117.

[4Saint Augustin, De Spiritu et littera, ch. XXVIII, §48 : « Sicut enim non impediunt a vita æterna justum quædam peccata venialia, sine quibus hæc vita non ducitur » : « Car [ces actes] n’empêchent pas le juste d’accéder à la vie éternelle, ce ne sont que des péchés véniels, sans lesquelles, la vie ne peut être vécue », c’est-à-dire, qui sont inévitables.

[5Horace, Ars poetica, v.352 : « quelques taches que la négligence a répandues ou que l’infirmité de notre nature a laissé échapper ».

[6Dans ses lettres du 9 et du 20 juillet 1696, Edouard de Vitry avait demandé à Bayle de lui envoyer le « livre de Cellarius fait sur le systeme des Herodiades du P[ère] Hardoüin » : voir Lettres 1128, n.26, et 1135, n.1. La lettre d’accompagnement de Bayle est perdue. Bayle avait autrefois obtenu cet ouvrage par l’intermédiaire d’ Almeloveen : voir Lettres 1094, n.4, 1095, n.16, et 1131, n.1.

[7Grâce aux recherches de Christian Albertan (voir Lettre 1122, n.1 et 2), nous apprenons les informations suivantes fournies par le catalogus brevis (rapport annuel) et par le catalogus triennus (rapport sur trois ans, résumant la carrière de la personne). Edouard de Vitry (il n’était pas encore profès) fut affecté à la résidence de Nantes en 1696, où il enseigna les mathématiques. Il n’apparaît pas en revanche sur le catalogus brevis en 1697. Sur le catalogus triennus de 1700, qui fournit une vue d’ensemble des carrières, il est indiqué qu’à cette date, le Père de Vitry (il est désormais profès) a enseigné les mathématiques au cours des deux dernières années. Les mathématiques étaient enseignées chez les jésuites dans le cadre du cours de philosophie. Quelques membres de la Compagnie se spécialisèrent dans cette discipline et il y avait des « chaires » de mathématiques. Les spécialistes de mathématiques faisaient surtout de l’astronomie et de l’hydrographie. A Nantes, Vitry enseigna l’hydrographie à des officiers de marine. On a peut-être confirmation de sa spécialisation en mathématiques dans le catalogus de 1700 : en effet, Vitry y figure dans une liste de jésuites sur le départ pour la Chine, où l’on envoyait de préférence des mathematici, à la demande de l’empereur.
On ne sait rien, en revanche, du contenu exact de la formation mathématique de Vitry. Il appartenait peut-être à une famille où l’on cultivait les mathématiques. Descartes parle dans sa correspondance d’un gentilhomme amateur de mathématiques s’appelant Vitry-la-Ville : voir sa lettre à Mersenne du 26 avril 1643 : « Ie ne sçay pas ce que me demande Mr de Vitry-la-Ville touchant les grandeurs inexplicables, car il est certain que toutes celles qui sont comprises dans les equations s’expliquent par quelques signes, puisque l’equation mesme qui les contient est une façon de les exprimer. » Il s’agit certainement d’un parent d’Edouard de Vitry, peut-être même de son grand-père, receveur général des Finances en Champagne, qui avait acquis la terre de Vitry-la-Ville. Nous n’avons su découvrir le nom du professeur de mathématiques remplacé par Edouard de Vitry à Nantes.

[9Manifestement, Vitry répond à des questions posées par Bayle dans sa lettre perdue : voir ci-dessus, n.6.

[10Symbole du signe du Taureau.

[11Symbole du signe du Poisson.

[12Symbole du signe du Cancer.

[13Symbole du signe du Taureau.

[14Symbole du signe du Poisson.

[15Symbole du signe du Bélier.

[16Symbole du signe du Bélier.

[17Sur cette édition des œuvres complètes du jésuite Jacques Sirmond, voir Lettre 1128, n.23.

[18Sur le Père de La Baune, voir Lettre 1128, n.24.

[19Bayle a renoncé à composer un article sur Jacques Sirmond pour le DHC.

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