Lettre 1149 : Jacques Du Rondel à Pierre Bayle

[Maastricht, le 13 août 1696]

Nostre illustre et nouvel ami [1] ne sçait rien du Zundavastau que ce que vous en dites dans vostre Diction[n]aire de Furetière [it] ; et comme il m’en parloit, il y a desja du temps, je luy dis, et vous le dis à cette heure, mon cher Monsieur, que c’estoit Herbert qui dans son Voyage nous avoit appris icy en Europe, ce que l’on en pensoit aux Indes [2]. Avant hier je remarquay à la bibliotheque que Mr Huet insiste assez sur l’autheur de ce livre [3]. Il croit que c’est Zoroastre : mais comme il est persuadé qu’il y a eu plusieurs personnes de ce nom, je vois bien que servit hypothesi [4], quand il ne veut pas que ce soit du vieux Zoroastre ; car il se trouveroit un livre creû descendu du ciel avant les avantures du Mont Sinaï [5]. Prenez la peine, si tanti est [6], de lire la Démonstration evangélique et le Voyage de Herbert et quantité d’autheurs arabes / que vous entendez, je m’asseure, comme l’Adieusias [7].

Nostre mesme ami, car Mr le grand doyen est entièrement vostre ami, mais vostre ami d’admiration et de vénération, Mr Bonhomme, dis je, m’a révélé ce matin que Mr de Reckem n’est plus chanoine ni de Cologne ni de Saltsbourg, parce qu’il a servi avec un peu trop d’ardeur son oncle le cardinal de Furstemberg [8]. Le comte ne laisse pas d’avoir certains revenus, qui luy font encore faire une belle figure à Rome.

Mr Bonhomme a escrit sur son agenda, la congrégation de la comtesse de Guastalla [9], et dès qu’il en aura appris quelque chose, vous le sçaurez. Il vous baise très humblement les mains et vous assure de ses respects.

Autant qu’il m’en peut souvenir, c’est au X me des Loix que Platon dit ce que je vous escrivis l’autre jour [10]. A la vérité, ce n’est pas / en termes formels : mais tout le monde, je dis tout le monde l’interprete comme cela. Voicy les paroles : w] pai=, neo\j e0i= etc. ... O adolescens, juvenis es etiàm ; et sequens ætas efficiet, ut multa quæ NUNC sentis in ADVERSA commutes. Differ igitur in id tempus judex de rebus maximis esse. Maximum autem est, quod nunc pro nihilo ducis, de Diis rectè opinantem, Vitam rectè instituere [11]. C’estoit, comme vous voyez, ce qu’on disoit à un jeune homme qui regimboit contre la théologie. Il me semble que Lipse l’entend comme je vous le marque icy [12] ; mais n’ayant escrit ce passage que sur un palimpseste, il m’est impossible que je vous puisse dire l’endroit. Mecredy après disné j’iray à la bibliotheque, et s’il faut que Marsille Ficin [13] l’entende autrem[en]t je vous en escriray ; sinon, point.

C’est la pauvre Didon qui parle du pouvoir des dieux à l’article de la mort[ :]

Dii longæ noctis, quorum jam numina nobis /

Mors instans majora facit ; precor, inquit, adeste ;

Et placidi victos ardore admittite manes,

Æneæ conjux, Veneris nurus etc [14].

Et c’est au 8 me de Silius italicus, page 136 de l’edition de Rapheleng [15].

Je ne sçaurois vous rien dire de précis touchant les facultez du jeune homme de question [16] ; car ce n’a jamais esté mon naturel de m’informer du bien d’autruy : mais il est assez vraysemblable que le jeune homme n’a pas grand’chose. Cela soit dit selon que vous me le mandez, sans en rien redire.

Je vous remercie très humblement du poeme de Mr Rollin [17]. C’est une des plus belles pieces que j’ay leuë[s] depuis longtemps.

Ce 13 aoust.

Notes :

[1Il s’agit apparemment de « Mr le grand doyen » Bonhomme. On sait très peu de chose sur l’Ecole Illustre de Maastricht, qui ne fut établie, selon toute probabilité, que lorsque Du Rondel commença à y faire des conférences. Voir F. Sassen, De Illustre School te Maastricht en haar hoogleraren (1683-1794) (Amsterdam 1972).

[itZundavastau est la forme donnée par Du Rondel, qui suit apparemment Nicolas Sanson, Introduction à la géographie [...] (Paris 1693, 12°), p.203, où il est précisé que « Les Parsis appellent le leur [livre de théologie] Zundavastau, c’est à dire livre des loix. » Dans l’édition de 1690 de son Dictionnaire, Furetière donne la forme Zundanastan et propose la définition : « Terme de relations, est le livre sacré des Gaures, où sont contenus tous les points de leur loy et religion. » Comme le précise Louis de Joncourt dans l’ Encyclopédie, s.v., les Gaures (ou Guèbres) étaient les sectateurs de Zoroastre en Perse et aux Indes ( gaures signifiant « infidèles »). Voir aussi Lettre 1142, n.5.

[3Allusion à l’ouvrage très contesté de Pierre-Daniel Huet, Demonstratio evangelica (Parisiis 1679, folio), qui connut de nouvelles éditions corrigées (Paris 1680, 1690, folio) ; l’abbé d’Aunay, futur l’évêque de Soissons et d’Avranches, y interprétait toutes les mythologies anciennes comme des souvenirs de culture biblique. Voir la réaction de Jean Racine, qui applique à l’ouvrage de Huet le vers de Térence : « Te cum tua / Monstratione magnus perdat Jupiter » : Racine, Œuvres complètes, éd. R. Picard (Paris 1950), i.69.

[4servit hypothesi : il est tributaire de son hypothèse.

[5Si le témoignage de Thomas Herbert concernait Zoroastre, le dieu ancien des Persans, alors le livre de Zoroastre serait antérieur au Vieux Testament et au récit des tables de la Loi reçues par Moïse... : toute la « démonstration évangélique » de Huet tomberait par conséquent en ruines.

[6si tanti est : si cela vaut la peine.

[7Le pays d’ Adiousias est le pays au sud de la Loire : voir Lettre 1046, n.9.

[8Selon l’article « Reckheim » du DHC, établi par Bayle d’après un mémoire fourni par le comte Ferdinand Govert, comte d’Aspremont-Lynden-Reckheim (voir Lettre 1099, n.5), il s’agirait ici d’un de ses fils : François Gobert, comte de Reckheim, évêque de Cheur (ou Choire) et chanoine des Eglises métropolitaines de Cologne et Salzbourg et de la cathédrale de Strasbourg, ou bien Charles de Reckheim, chanoine de la métropolitaine de Cologne et des cathédrales de Strasbourg et de Liège. En effet, Ernest, comte d’Aspremont et de Reckheim, né en 1583, était devenu chambellan et colonel des empereurs Mathias et Ferdinand II ; il avait épousé Anne-Antoinette de Gouffier-Bonnivet, de laquelle il eut un fils nommé Ferdinand. Celui-ci, né en 1611, avait épousé Elisabeth, fille d’Egon, comte de Fürstenberg, et d’Anne-Marie, princesse de Hohenzollern. C’est donc ce Ferdinand qui fut, par mariage, neveu du cardinal de Furstenberg. Ainsi, le « Mr de Reckem » évoqué par Du Rondel est sans doute l’un des fils de Ferdinand : François ou Charles, dont le cardinal de Fürstenberg était le grand-oncle.

[9C’est dans le DHC, art. « Vayer (François de La Mothe Le) », rem. H, dans le cadre d’une discussion sur la question de savoir si la fidélité conjugale est mieux gardée que le vœu du célibat, que Bayle relate, d’après l’ Histoire de la mappemonde papistique ([Genève] 1567, 4°) de Jean-Baptiste Trento, p.81-82, « un conte dont je n’ai pu encore trouver le fond dans les annales ecclésiastiques : j’ai mis des gens en quête pour le trouver. En attendant, voici tout ce qui en est venu à ma connoissance. Environ l’an 1537, la comtesse de Guastala, par le conseil d’un jacobin nommé Baptiste de Creme, fonda une confrairie de la victoire de soy-mesme contre la chair... Pour gagner cette victoire, une certaine dame nommée Julie mettoit dans un lit un jeune homme avec une jeune fille, et leur mettoit au milieu un crucifix comme une barre entre-deux, afin qu’il ne se donnassent des coups de pied, tout ainsi qu’on met des perches ou barres entre les chevaux : et c’estoit là l’espreuve. Cette confrairie se multiplia prodigieusement. Souventes-fois telles dames, dit mon auteur, vont en plusieurs villes qui leur sont circonvoisines, pour visiter leurs prestres et beaux-pères spirituels, d’autant qu’elles ont leur nid en plusieurs citez. Mais souvent il leur advient comme il fist à un certain renard affamé, lequel entra dans une chambre par un pertuis, là où il mangea tant, que le ventre lui devint si gros qu’il n’en pouvoit plus sortir : ainsi en prend-il souvent à ces bonnes dames, quand elles entrent dans les chambres de leurs beaux-pères confesseurs, le ventre leur devient si enflé, qu’elles sont contraintes de demeurer là, et de n’en bouger jusqu’à ce que le fruict soit meur, à cause du repas qu’elles ont fait par trop excessif : ce qu’il leur advient par leur gourmandise, d’autant qu’elles sont affamées comme ce renard susdict. Il assure qu’à Venise et en d’autres villes on chassa ces garnemens de Guastaliens. » Voir aussi Paul F. Grendler, Renaissance Education between religion and politics (Aldershot 2006), p.227-249.

[10Voir la lettre de Du Rondel du mois de juillet (Lettre 1142).

[11Platon, Lois, livre X, 888b et c : « Mon garçon, tu es jeune, mais le temps qui passe te fera changer d’opinion sur bien des points et te mettre dans des dispositions d’esprit contraires à celles qui sont les tiennes à présent. Attends donc jusque-là pour porter un jugement sur des questions si importantes. Et celle qui est la plus importante, même si tu ne la comptes pour rien pour l’instant, c’est celle de savoir s’il faut ou non vivre une vie bonne en ayant sur les dieux une pensée droite. »

[12Juste Lipse, De Constantia libri duo (Antverpiæ 1584, 4°), tome II, ch.6 : « Il a été bien dit par ce prince des philosophes [ Platon] que Dieu ne fait pas le mal, ni n’en est la cause. Mieux exprimé et plus significatif a été le dicton de notre sage maître [ Sénèque] : Quelle est la cause de la bonté de la conduite de Dieu ? C’est sa propre nature. Celui qui croit que Dieu peut ou veut nuire se trompe. Il ne peut subir ni faire le mal. Le premier des cultes à rendre à Dieu est de le croire, puis de reconnaître sa majesté, de savoir que c’est lui qui gouverne le monde, qui règle tout en tant que tout lui appartient, et qui prend sur lui la protection de toute l’humanité, et plus particulièrement celle de chaque individu. »

[13Marsile Ficin (1433-1499), Florentin, auteur de la Theologia Platonica de immortalitate animæ (1482), fut largement responsable du renouveau de l’étude de Platon et du platonisme à l’époque de la Renaissance. Voir R. Marcel, Marsile Ficin (1433-1499) (Paris 1958, 2007).

[14Silius Italicus, Les Guerres puniques, livre VIII, v.140-143 : « “Dieux de la nuit éternelle”, dit-elle [Didon], “ô vous dont la majesté paraît encore plus imposante aux approches de la mort, soyez ici présents, je vous en supplie, et recevez favorablement dans votre séjour une âme vaincue par la violence de l’amour. Épouse d’Énée, belle-fille de Vénus, j’ai vengé mon mari. J’ai vu construire les tours de notre Carthage et maintenant l’ombre d’un grand personnage descendra dans votre domaine. Peut-être que mon mari, dont l’amour me fut doux il y a longtemps, m’y attend, empressé de m’aimer non moins qu’autrefois.” Ce disant, elle enfonça une épée au centre de sa poitrine – l’épée qu’elle avait demandée au Troyen en gage de son amour. Les personnes de sa suite le virent, et coururent ensemble par les salles en poussant des cris de douleur ; la maison résonna de grandes lamentations. ».

[15Silius Italicus, De secundo bello Punico (Lugduni Batavorum, ex officina Plantiniana, apud Christophorum Raphelengium [1600-1601], 24°), ouvrage édité par Daniel Heinsius. François Rapheleng (1539-1597), savant orientaliste français, était le gendre de l’imprimeur Christophe Plantin, à qui il succéda dans la direction de l’imprimerie de Leyde en 1585.

[16Les lettres de Bayle à Du Rondel à cette époque étant presque toutes perdues – sauf celle du 8 mai (Lettre 1112) – nous ne saurions saisir le sens de cette allusion.

[17Il s’agit sans doute du Santolius pendens, poème latin que Dubos attribuait à Charles Rollin et que Bayle avait dû faire suivre à Du Rondel : voir Lettre 1107, n.65.

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