Lettre 1158 : Maurits Le Leu de Wilhem à Pierre Bayle

[La Haye, le 12 septembre 1696]

Monsieur

A nostre derniere entreveüe [1], nous avons parlé de Menasse ben Israël, et de son livre De Creatione [2] qu’il a dedié à mon pere [3], je l’aÿ c[h]erché par tout mais je ne l’aÿ pû trouver. Le livre du professeur Constantin l’Empereur à Leÿde, que j’avois nommé De vestitu Hebreorum [4], il faut que je m’informe encore ladessus, peut estre que je me mêprends dans ce tiltre du livre à cause que Madame Du Tour [5] s’est plaïngt un jour à moÿ, de ce que Brausnius, qui a esté l’ amanuensis de son pere Constantin l’Empereur, avoit publié un livre sur son nom, qu’elle croioit pourtant estre de son pere par de bonnes raisons qu’elle en disoit. Je trouve dans le catalogue de la bibliotheque de Leÿde soubs le mot L’Empereur (Constan / tini Cæsaris) Disputationes Theologicæ Lugd[unum] Batav[orum] A° 5639 [6].

Pour Messire Dudleÿ Carleton il a eu une fille de son mariage, laquelle a esté mariée à Mons r Ferens [ sic], un lord du Parlement d’Angleterre [7] ; elle est restée veuve, et nous est venu[e] voir souventefois à La Haÿe ; elle a esté belle femme en son temps ; mais est âgée maintenant d’environ soisante et dix ans : la derniere fois avant la mort de la rœine d’Angleterre [8], elle vint encore rendre visite à ma femme avec madame sa fille, qui s’estoit mariée au comte Aran, fils du duc d’Ormont [9]. Cette comtesse d’Aran a derechef une fille preste à marier [10], elle ne manquera pas de faire un grand partÿ, estant fille unique à sa mere, aussi veuve depuis quelque temps. /

Touchant le nom de Madame de S[ain]t Anneland nostre cousine germaine, mariée à Mons r Philippe Doublet seigneur de S[ain]t Annelandt, Mogenshil, etc. elle s’ap[p]elle Susanne Huÿgens [11], comme vous le trouverez sans doubte dans mon memoire ; mais vous vous estes mespris, Monsieur, à cause que ma mere s’appelloit Constance Huÿgens [12].

Vous aurez la bonté de songer aussi à ce que je vous aÿ dict de la famille Backx d’Asten , comme je l’aÿ mis dans le memoire pour l’article de Christian Huÿgens le vieux [13], ensuitte de quoÿ je ne doubte pas, ou tout ce que vous avez pris la pœine de dresser, sera comme il faut, et je vous demande pardon, si je vous incommode trop de ces minuties.

Je suis Monsieur vostre tres humble et tres obeissant serviteur
M : Le Leu de Wilhem A La Haÿe ce 12 de [septem]bre 1696 /

 

P.S. Mon cousin de Suÿlichem le secret[ai]re [14] depuis deux semaines pas[s]ant par Bruxelles en revenant de la campagne, a aschepté là d’un de nos parens Mons r Hoefnagle un fort beau tableau faict par Antonio de Moor, si je ne me trompe, representant nostre bisaÿeul Jacques Hoefnagle, sa femme et tous ses enfans [15], il en donne douse cent francs, mais il m’a dict autrefois ce parent Monsieur Hoefnagel, qu’il en avoit peu avoir trois mille francs : peut estre qu’en consideration du cousinage, et que le tableau ne va pas à d’estrangers, il l’a donné à plus bas prix maintenant ; tousjours un tableau de cette force, et fait par un si habile maistre prouve assez l’opulence, et la richesse de nostre Jacques Hoefnagle, etc., etc.

Notes :

[1Maurits le Leu de Wilhem (1643-1724), conseiller (1673-1703) et président (1703-1717) du conseil de la province de Brabant. Il était membre d’une famille éminente de juristes de La Haye, fils de David le Leu de Wilhelm et de Constance Huygens : voir ci-dessous, n.12.

[2Menasseh ben Israël (1604-1657), rabbin portuguais, érudit, imprimeur, établi à Amsterdam, rencontra Antonio de Montesinos en 1644 et composa son Espérance d’Israël (1650), où il désignait les Indiens d’Amérique comme les descendants des dix tribus d’Israël. Ses convictions millénaristes le poussèrent à plaider en 1655 auprès de Cromwell pour la réadmission des juifs en Angleterre ; ses efforts furent contrés par William Prynne, ce qui provoqua la publication par Menasseh ben Israël de ses Vindiciæ judæorum : or, a letter in answer to certain questions propounded by a noble and learned gentleman, touching the reproaches cast on the nation of the Jews ; wherein all objections are candidly, and yet fully cleared (1656 : voir la traduction moderne de L. Ifrah, Paris, 1995, et la traduction allemande de Moses Mendelssohn, Ofen, 1825). Il s’agit ici de son traité De Creatione problemata XXX, cum summariis singulorum problematum, et indice locorum Scripturæ quæ hoc opere explicantur (Amstelodami 1635, 8°). Voir Menasseh Ben Israël, L’Espérance d’Israël, éd. H. Méchoulan et G. Nahon, Gérard (Oxford 1987) ; C. Roth, A Life of Manasseh Ben Israel, rabbi, printer, and diplomat (Philadelphia 1934) ; Y. Kaplan, H. Méchoulan et R. Popkin (dir.), Menasseh ben Israel and his world (Leiden etc. 1989) ; D.S. Katz, The Jews in the History of England, 1485–1850 (Oxford 1994), et, du même, Philo-Semitism and the readmission of the Jews to England, 1603–1655 (Oxford 1994).

[3L’ouvrage de Menasseh ben Israël est, en effet, dédié à David le Leu de Wilhem, le père du correspondant de Bayle : « Amplissimo, prudentissimo, doctissimo viro, David de Wilhem, illustrissimo Aurasionensium Principi a Conciliis, et Curæ Brabantiæ Senatori ».

[4Constantin L’Empereur (1591-1648), le grand érudit néerlandais, naquit à Opwijk et acquit une grande réputation en tant qu’avocat, théologien et orientaliste. Il fut professeur d’hébreu et de théologie à Harderwijk entre 1619 et 1627 et à Leyde à partir de 1627 jusqu’à sa mort en 1648. Un de ses disciples favoris, Johannes Braun (1628-1708), devenu en 1680 professeur de théologie et d’hébreu à Groningue, publia cette même année un traité De Vestitu Sacerdotum Hebræorum (Amstelodami 1680, 4°). Pendant ses études, Braun avait résidé chez L’Empereur. Voir P.T. van Rooden, Theology, Biblical scholarship, and rabbinical studies in the seventeenth century : Constantijn L’Empereur (1591–1648), professor of Hebrew and theology at Leiden (Leiden 1989).

[5M me Du Tour naquit Sara L’Empereur d’Oppijck (1632-1685) – elle était l’unique enfant de L’Empereur – et en 1650 elle épousa Marc, baron Du Tour (1623-1672), conseiller de Brabant. Voir Nederland’s Adelsboek, 95 (2010), p.283-284.

[6Constantin L’Empereur, Disputationes Theologicæ XVII (Lugduni Batavorum 1648), parues chez Jean Maire.

[7Dudley Carleton (1599-1654), secrétaire du Conseil extraordinaire du roi, eut une fille, Anne, qui se maria avec John Ferrers ; leur fille Dorothy épousa Richard Butler, le premier comte d’Arran.

[8Sur la mort, le 28 décembre 1694, de la reine Mary Stuart, épouse de Guillaume III d’Orange, voir Lettre 1031, n.14.

[9Le fils de James Butler, duc d’Ormond (ou Ormonde) (1610-1688), ancien Lord lieutenant d’Irlande, ici désigné est Richard (1639-1686), premier comte d’Aran.

[10Richard Butler et Dorothy Ferrers eurent une fille Charlotte, qui épousa Charles, 4 e baron de Cornwallis.

[11Suzanne Huygens (1637-1725), fille de Constantijn Huygens (1596-1687). En 1660, elle épousa Philips Doublet (1633-1701), sieur de Saint-Annaland.

[12Constance Huygens (1602-1677), fille de Christian Huygens (voir ci-dessous, n.13), épousa David le Leu de Wilhem (1588-1658). Voir le DHC, art. « Wilhem (David Le-Leu de) ».

[13Sur la famille Ba(c)x : Christian Huygens était fils de Cornelis Laurenszoon Huygens et de Geertrui Ba(c)x. Geertrui Bax était fille de Christiaan Bax et de Lucia Back, qui appartenaient tous deux à la noblesse de Brabant. La famille Huygens était très fière de cette parenté. Voir Constantijn Huygens, Mijn jeugd, éd. C.L. Heesakkers (Amsterdam 1987), p.7-9. Christiaan Huygens « le vieux » (1551-1624) était le grand-père de Constantijn Huygens : voir le DHC, art. « Zuylichem (Constantin Huygens, seigneur de) », rem. B.

[14« Mon cousin de Suÿlichem le secret[ai]re », Constantijn Huygens le jeune (1628-1697), qui avait été nommé secrétaire du prince d’Orange en 1689.

[15Jacob Hoefnagels (?-avant 1585), marchand d’Anvers, était le beau-père de Christian Huygens « le vieux ».

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 260377

Institut Cl. Logeon