Lettre 1165 : Pierre Bayle à Jean-Henri et Pierre Huguetan

[Rotterdam,] le samedi 13 e oct[obre] [16]96

Messieurs [1]
J’ap[p]rens avec deplaisir qu’il s’est elevé un dif[f]erent entre vous et Mr Leers au sujet du privilege qu’il demande pour mon Diction[n]aire, mais en meme tem[p]s j’ai la consolation de comprendre qu’il est tres facile de vous accorder. J’y contribuerai avec joye tout ce qui dependra de moi et sans aucune partialité.

Toute la dif[f]iculté à ce que j’ap[p]rens consiste au titre que Mr Leers a donné à son Dictionaire d’ historique et critique. Vous Messieurs[,] avec vos associez à l’impression du Moreri[,] pretendez qu’il doit oter du titre le mot d’ historique parce que ce mot pourroit faire tort au debit du Moreri, et persuader au monde que le Diction[n]aire imprimé par Mr Leers contient les memes choses que Moreri, et outre cela d’autres choses de critique. Je ne conviens pas que ce mot là puisse avoir un tel effet, neanmoins j’ai conseillé à Mr Leers de l’oter pour vous contenter, et il y auroit a[c]quiescé s’il n’en eut craint un grand prejudice à cause que les libraires avec qui il a deja traitté pour un certain nombre d’exemplaires lui pourroient alleguer qu’il ne leur envoie point le livre qu’il leur avoit promis. On m’a dit que M rs vos magistrats proposent un expedient qui vous agrée, c’est que l’on ajoute au titre quelque chose qui fasse con[n]oitre que le Diction[n]aire de Mr Leers est fort dif[f]erent de celui de Mr Moreri imprimé en ce pays, par exemple que je mette mon nom au livre [2]. Je ne vois point en effet que vous puissiez rien alleguer contre cet expedient car vous etes trop versez dans la librairie pour ne savoir pas qu’en France meme il y a des livres de meme titre, chacun imprimé avec privilege, et qu’il suf[f]it que l’un ne soit pas copié de l’autre pour que le dernier obtienne le privilege aussi bien que le premier ; il est vrai que pour la commodité et pour empecher qu’on ne prenne l’un pour l’autre, le nom de l’auteur, ou quelque autre marque de distinction paroit ordinairement au titre, c’est pourquoi M rs les Etats donneroient sans doute un privilege pour l’impression d’un Diction[n]aire intitulé simplement historique pourveu qu’il ap[p]arut qu’il ne fut pas • la meme chose à peu pres que le Moreri. A plus forte raison en doivent-ils accorder à un Diction[n]aire ou le mot de critique est ajouté au mot historique ce qui marque deja une dif[f]erence capitale, et à plus forte raison encore le doivent-ils accorder si par le nom des auteurs • le Moreri et [ce] / Diction[n]aire sont distinguez dès le titre, etant d’ailleurs tres certain que l’un n’est pas pris, copié ou imité de l’autre, de quoi je parlerai cy dessous.

Je vous prie d’avoir la bonté de me faire savoir s’il est vrai que l’expedient de mettre mon nom en laissant les mots d’ historique et critique vous contente pleinement, car en ce cas là il sera aisé de lever toute la dif[f]iculté, mais j’ai de la peine à croire que cet expedient vous accommode, car il n’ote point le grief que vous avez allegué, dit-on, savoir que le titre d’ historique fera croire que mon livre pourra tenir lieu de Moreri, en sorte que ceux qui l’acheteront se pourront passer de l’autre. Si ce titre avoit cette vertu, mon nom ajouté ne la lui oteroit pas, et peut etre meme que plusieurs aimeroient mieux un Moreri qu’ils s’imagineroient que j’aurois incorporé dans mon ouvrage, que s’ils ignoroient le nom de celui qui a composé le Diction[n]aire de Mr Leers. Je croi donc Messieurs, que vous gouterez* beaucoup mieux le partie que je vous propose. Imaginez ce que vous trouverez de plus propre à faire savoir à toute la terre que mon Diction[n]aire est tres dif[f]erent de celui de Mr Moreri et qu’en façon du monde il ne le rend pas moins necessaire à tous les curieux qu’il l’a eté jusques ici ; dressez un modele sur cela, envoiez le moi, je me • fais fort d’obtenir de Mr Leers que cela ou quelque chose d’equivalent soit inseré dans tous les journaux des savan[t]s et dans toutes les gazet[t]es, et envoié meme par la poste à qui vous voudrez par tout le monde, et imprimé qui plus est au revers du titre de son Diction[n]aire.

En publiant cela Messieurs, on ne dira que la plus exacte verité : je suis seur que si vous aviez jetté les yeux sur mon Diction[n]aire vous auriez vu d’abord qu’il ne peut nuire en façon du monde au debit de Mr Moreri, et qu’il peut au contraire l’augmenter comme cela est expressement marqué dans le dernier journal de Mr Basnage de Beauval [3], et comme je le marquerai dans ma preface [4]. Je ne croi pas que la 50 e partie de mon ouvrage soi[t] historique. En plusieurs endroits il n’y a qu’une ligne ou deux à chaque page qui soient d’histoire : tout le reste est critique ou varietez et melanges de toute nature. Il y a des pages sans ligne historique. Dans le Moreri il y a telle page qui contient 12 ou 15 articles ou plus ; et dans le mien il y a plusieurs articles qui contiennent 3 ou 4 feuilles, presque tout en commentaire critique. La plupart de mes articles historiques sont dif[f]eren[t]s de ceux de Moreri. Ceux dont je parle et qui sont aussi dans Moreri ne contiennent presque • rien de ce que Moreri a dit, car excepté pour des choses qui consistent en deux ou trois mots comme jour de naissance et mort, nom de patrie pour quoi il seroit ridicule de renvoier le lecteur à un autre livre, je renvoie toujour / à Mr Moreri. Tout cela est marqué au long dans ma preface, et dans l’extrait que Mr de Beauval donne de mon Diction[n]aire. Assurez hardiment tous ceux qui diront que j’ai derobé quelque chose à Mr Moreri que la lecture de mon livre fera voir manifestement tout le contraire dès que l’on confrontera l’un des articles qui sont les memes dans son Diction[n]aire et dans le mien, et qui sont en fort petit nombre.

Honorez moi je vous prie d’un mot de reponse le plutot qu’il vous sera possible, et croiez que comme je ne voudrois rien faire pour Mr Leers contre la justice, je ne voudrois rien faire qui donnat atteinte à vos droits, et je m’estimerois tres heureux de contribuer à votre avantage en tout ce que je pourrois, etant veritablement Messieurs votre tres humble et tres obeissant serviteur
Bayle

 

A Messieurs / Messieurs Huguetan / marchan[d]s Libraires / A Amsterdam

Notes :

[1Sur les trois frères Marc, Jean Henri et Pierre Huguetan, originaires de Lyon, voir Lettre 882, n.40. A cette époque, Jean-Henri et Pierre étaient les imprimeurs qui travaillaient sous le nom « les frères Huguetan » à Amsterdam.

[2Le DHC devait, en effet, paraître anonymement comme tous les ouvrages antérieurs de Bayle. C’est en raison de cet anonymat que Bayle avait refusé de dédier l’ouvrage à Sir William Trumbull, comme l’y exhortaient Pierre Silvestre et Michel Le Vassor (Lettre 1078). L’anonymat correspondait, en effet, à l’intention de Bayle de faire du DHC un ouvrage emblématique de la République des Lettres ; le nom de l’auteur n’a été ajouté que pour les raisons évoquées dans la présente lettre. Voir A. McKenna, « Les masques de Pierre Bayle : pratiques de l’anonymat », in B. Parmentier (dir.), L’Anonymat de l’œuvre. XVI e-XVIII e siècle, numéro spécial de Littératures classiques (2013).

[3Basnage de Beauval, HOS, juillet 1696, art. [VII].

[4Voir la Préface de la première édition du DHC, §V : « De quelle manière on s’est comporté envers Moréri » : « C’est ici que je dois dire de quelle maniere je me suis conduit à l’égard du dictionnaire de Mr Moreri. I. Il y a beaucoup de sujets que j’ai passez sous silence, par la raison qu’ils se trouvent dans son dictionnaire avec assez d’étendue. II. Quand j’ai donné les mêmes articles que je voiois dans son ouvrage, j’ai été déterminé, ou parce qu’il en disoit peu de chose ; ou parce qu’aiant la vie de quelque personne illustre, je me trouvois dans un état de donner un narré complet ; ou parce que de plusieurs choses détachées et assez curieuses, je pouvois former un supplément raisonnable. Dans tous ces trois cas, j’ai soigneusement évité de me servir des mêmes faits dont il avoit fait mention. [...] III. Si j’avance quelque fait qui ne me soit point connu par d’autres livres que par la compilation de Mr Moreri, je la cite fort soigneusement. Je m’en défie beaucoup ; et c’est pourquoi je n’ai rien voulu risquer sur une telle caution : je le mets à la brêche ; c’est à elle d’essuier les assauts. IV. Quand je ne cite point cet auteur, et que néanmoins je débite quelque chose qui se trouve dans son ouvrage, c’est une preuve certaine que je l’ai puisée à une autre source. [...] VII. J’ai mis à part dans une remarque les erreurs que j’ai imputées à Mr Moreri. [...] Je me suis réglé à l’édition de Lion 1688, qui est la cinquieme et la derniere qu’on a donnée en France. [...] il résulte de cela, que mon dictionnaire n’est point destiné à diminuer le débit de l’autre ; et qu’au contraire il l’augmentera, et qu’il en rendra la lecture plus profitable. »

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261134

Institut Cl. Logeon