Lettre 1169 : Pierre Bayle à Jean Bruguière de Naudis

[Rotterdam,] le 29 e d’octobre 1696

Je ne saurois croire, M. mon tres cher cousin qu’il ne se soit perdu de vos lettres ; car depuis celle où vous m’ap[p]reniez ce qui s’etoit fait avec ma belle-sœur pendant qu’elle fut chez vous l’automne de 1695 jusqu’à celle du 23 e d’aout dernier, j’ay eté entierement privé de vos nouvelles [1].

Je vous ap[p]ren[d]s que graces à Dieu je suis venu à bout de mon Dictionnaire historique et critique. Il fut achevé d’imprimer la semaine passée [2] : il contient deux gros volumes in folio, chacun de plus de 1300 pages : on pourra les relier en 4 tomes[.] Je voudrois bien vous en pouvoir envoïer des exemplaires, mais je n’en vois aucun moïen pend[an]t que la guerre durera, et pendant la paix même : il seroit difficile de faire entrer un si gros livre, qui sera regardé en France comme de contre-bande : quand ce sont des paquets à mettre à la poche, on trouve des maitres de navire qui osent bien s’en charger[.]

Peu de jours apres avoir receu votre lettre du 23 e d’aout, je receu celle que mes cousins vos ainés  [3] m’ont écritte en latin chacun à part ; j’en ai eté ravi tant à cause des marques d’esprit et de jugement et de savoir que j’y ai veües qu’à cause des honnetetez* obligeantes, et de l’amitié particuliere qu’ils y ont repanduës pour moi[.] Je les assure de mon amitié la plus tendre, et des vœux arden[t]s que je fais pour leur prosperité, à quoi je contribuerai tout ce qu’il me sera possible[.]

Je voudrois qu’au lieu de la premiere édition de mon traitté des Cometes, ils leussent [ sic] la 2 e qui est beaucoup plus ample, et moins mauvaise que la premiere [4][.] Je suis bien aise qu’ils aient du gout pour les Essais de morale de Mr Nicolle [5] : il y a un autre livre fort propre à donner de l’esprit aux jeunes gens, et à leur raf[f]iner le gout, ce sont les Caracteres de ce siecle, par feu Mr de La Bruyere [6], / c’est un livre incomparable, et qui a eté imprimé 8 ou neuf fois à Paris en peu de tem[p]s, et à Lion, et à Bruxelles autant de fois : il faut avoir la derniere edition qui est plus ample : ce ne sont pas des caracteres faits à plaisir. Il a peint l’esprit et l’humeur et les defauts de presque toute la cour et de la ville : et plusieurs personnes en ont la clef [7].

Je songeray bien serieusement à la proposition que vous me faites touchant une condition pour vos deux aînés mais je dois vous dire qu’en ce païs ci, il n’y a rien de bon en ce genre là. On ne se sert point de precepteurs si vous exceptez quelque gentil-homme campagnard où on est mal sans profit, sans agreem[en]t [ sic] : les bonnes conditions sont en Angleterre : les gens la premiere qualité en ce païs là sont magnifiques et genereux ; ils donnent tous des gouverneurs à leurs enfan[t]s, et les leur donnent à conduire dans les païs etrangers, à Rome, à Venise, à Paris, etc. avec de gros gages annuels, et quelquefois une recompense d’une pension viagiere ; mais pour se pouvoir a[c]quitter de cet emploi, il faut avoir un certain age qui ait donné outre le savoir, la prudence la maturité, et l’experience qu’on n’a[c]quiert que par les années. Quelque esprit, et quelq[ues] progrez que l’on voie dans un jeune ecolier de 18 à 20 ans, on ne croit pas qu’il soit encore capable de conduire dans les païs etrangers un jeune seigneur de 15 à 16 ans, ni d’etre meme en etat de se faire respecter d’un eleve domestique plus jeune que lui de si peu d’années[.]

On parle fort de la paix generale et on espere qu’il y aura quelque article favorable à ceux de la Religion en France [8]. Quoi qu’il en soit si mes cousins vos enfan[t]s avoient plus d’age, et s’ils avoient vû la France par son beau côté, je veux dire, s’ils avoient fait quelque sejour à Paris, il ne seroit pas difficile de leur trouver quelque poste qui vaudroit la peine de faire un fort long voïage[.] Voïez, mon cher cousin, si vous gouteriez qu’ils allassent à Paris ; c’est une ville où ceux qui cherchent une bonne condition de precepteur ou de gouverneur de jeunes gens abondent de toutes parts, je l’avoüe, / mais aussi le nombre des familles qui demandent des precepteurs, est presque infini : ainsi un jeune provincial bien elevé, comme sont vos ainés, qui a de l’esprit, et de la science, et de la vertu, trouve aisement quelque chose, quand il a surtout de bonnes recommandations[.] Je me ferois fort de leur trouver des amis qui les recommanderoient ; se perfectionnant dans la capitale, qui est en meme tem[p]s et la plus mauvaise ecole du monde pour des fripons, et des debauchés, et la meilleure ecole pour ceux qui veulent etre honnetes gens ; il leur seroit facile en suite de trouver quelque bon poste dans les païs etrangers.

Les affaires du s[ieu]r Daspe sont en tel etat, qu’on ne sait s’il pourra jamais se relever, et je compte pour perdu ce qu’il me doit, si la veuve Mercier ne m’en rembourse comme la justice le demande [9]. Je suis faché de lui faire faire cette proposition : car il est facheüx de se depouiller d’une chose qu’on a deja possedée ; elle eut mieux aimé ne pas toucher toute sa somme, que d’en perdre une petite partie, apres avoir joüi du total ; mais j’espere qu’elle entendra raison. Je me recommande et à vos soins et à ceux de votre bon ami Mr Arabet [10] : ce qui m’est dû, monte à 36lt monnoïe de France, outre ce que ma belle sœur a compté à la veuve.

Pour l’etat de mes affaires, il est le même qu’il a eté les années precedentes, et j’en suis fort content : j’aime mieux n’avoir ni lecons publiques, ni lecons particulieres à faire, et ne dependre que de moi, que d’avoir une pension de 500 francs, et le petit profit des lecons particulieres ; car comme je me gouverne selon la maxime des anciens philosophes de peu de bien nature se contente, il me suffit d’avoir de quoi vivre dans la simplicité, et la frugalité d’un philosophe ; avec cela je puis disputer de bonheur avec les plus riches. Mon ap[p]lication à mes livres, et le plaisir de l’etude solitaire du cabinet est pour moi un si grand charme que je compte pour rien la mauvaise humeur de nos compatriotes et les preventions que mon ennemi leur a inspirées. Je n’ay presque / point de commerce qu’avec un tres petit nombre d’entr’eux ; vous comprendrez par là que je ne serois pas trop propre à elever ma petite niepce [11].

Mon ennemi a eu depuis quelque tem[p]s de rudes affaires avec un ministre francois, nommé Saurin [12], aussi enteté que lui, et qui l’a traitté comme il falloit : Duro nodo durus cuneus [13] : Mr Saurin l’irrita de telle sorte par la publication d’un gros volume, où il le censuroit de plusieurs erreurs, qu’il s’est vû accablé de deux livres pleins d’injures et d’insultes, et d’accusations de toutes sortes d’heresies [14] ; mais il a eté declaré orthodoxe par le synode au mois de sept[em]bre dernier [15], et il vient de publier trois ouvrages contre son adversaire [16], où il l’abime. Cela est beaucoup moins edifiant que le livre qu’ un autre ministre vient de publier touchant l’exist[en]ce de Dieu prouvée par la divinité du Pentateuque [17].

J’ay fait savoir à Mr d’Artemont [18] ce que vous m’ap[p]renez de notre chere et tres honnorée tante [19] etc que je saluë de tout mon cœur ; il a eté fort affligé de la mort de son epouse [20]. Il obtint l’année derniere une bonne pension, mais je ne sai s’il en est payé ; car là aussi bien qu’ailleurs les det[t]es publiques ne se païent gueres bien[.]

J’embrasse toute votre chere famille, et me recommande à toute la parenté. C’est, M. m[on] t[res] c[her] c[ousin], le tout votre.

Un de mes plus grands embarras dans la composition de mon Dictionnaire a eté de n’avoir pas tous les livres qu’il m’auroit fal[l]u. Je me fusse servi utilement de quelques uns que j’ai vûs dans le cabinet de feu mon pere, si je les avois eus[,] par exemple les Antiquitez de Castres par Borel [21] me seroient utiles. Je vous demande la grace de me faire copier tout ce qu’il dit d’un ministre nommé Lambert Daneau ; je m’en servirai dans la suite de mon Diction[n]aire [22].

Notes :

[1Ces deux lettres de Naudis à Bayle sont perdues. Une seule de ses lettres nous est connue : celle du 26 décembre 1698.

[2L’achevé d’imprimer du DHC est du 24 octobre 1696.

[3La lettre des fils de Naudis à Bayle du mois de septembre 1696 ne nous est pas parvenue ; aucune de leurs lettres ne nous est connue.

[4La première édition avait été publiée sous le titre : Lettre à M.L.A.D.C. Docteur de Sorbonne, où il est prouvé […] que les comètes ne sont point le présage d’aucun malheur […] (Cologne, P. Marteau [Rotterdam, R. Leers] [mars] 1682) ; la deuxième édition fut intitulée : Pensées diverses écrites à un Docteur de Sorbonne, à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680 (Rotterdam, R. Leers, [septembre] 1683).

[5Sur les Essais de morale de Pierre Nicole, voir Lettre 123, n.22. Ils avaient connu un grand succès aux Provinces-Unies aussi bien qu’en France ; l’influence de Nicole sur Jacques Abbadie semble certaine ; on retrouve aussi de fortes marques de la lecture de l’essai « De la charité et de l’amour-propre » dans La Fable des abeilles de Mandeville : voir surtout Bernard Mandeville, The Fable of the bees, éd. F.B. Kaye (Oxford 1924) et I. Primer (dir.), Mandeville Studies (The Hague 1975). En France, la correspondance de M me de Sévigné témoigne du succès du moraliste : voir ses lettres à Bussy-Rabutin du 13 et du 26 août 1688, à M me de Grignan du 29 janvier et du 8 février 1690, et à Coulanges du 26 juillet 1691 : éd. R. Duchêne (Paris 1972-1978, 3 vol.).

[6Sur les dernières éditions des Caractères de La Bruyère, voir Lettre 1160, n.5.

[7Sur les clefs des Caractères, voir l’édition établie par R. Garapon (Paris 1990), p.XLIII.

[8Les huguenots exilés espéraient que la paix de Ryswick leur donnerait la possibilité de retourner en France : cet espoir devait être déçu. Le traité fut signé le 20 septembre 1697. Voir Lettre 1227, n.33, et la base de données établie par l’université de Perpignan : Grands traités politiques. Documents de relations internationales : mjp.univ-perp.fr/traites/traitesintro.htm.

[9Sur les affaires financières de Marie Brassard, la veuve de Jacob Bayle, affaires dans lesquelles Bayle s’est peu à peu laissé impliquer pour aider sa belle-sœur, voir Lettres 993 et 1064.

[10Sur M. Arabet, commerçant du Carla : voir Lettre 1026, n.27.

[11Paule (1685-1706), la fille de son frère Jacob et de Marie Brassard.

[12Sur la bataille entre Jurieu et Elie Saurin, voir Lettre 1103, n.8.

[13« à nœud dur, dur coin à fendre ».

[14Sur ces ouvrages de Saurin et de Jurieu, voir Lettres 1093, n.2, 1103, n.8, 1115, n.20, et 1168, n.13.

[15Sur cette décision du synode de La Brille, voir Lettre 1168, n.17.

[16Sur ces nouvelles publications de Saurin contre Jurieu, voir Lettre 1168, n.13, et la lettre de Basnage de Beauval à Janiçon du 31 octobre 1696 (éd. Bots et Lieshout, n° 59, p.122).

[17Sur cet ouvrage d’ Isaac Jaquelot, voir Lettre 1168, n.25.

[18Sur M. Dartemont, habitant de Saverdun, lié avec Paule de Bruguière, mère de Jean de Bayze et tante de Bayle et de Naudis, voir Lettre 705, n.3.

[19Il s’agit sans doute de Paule de Bruguière, épouse Bayze, bien connue de M. Dartemont : voir Lettre 705, n.3.

[20En pensant à Paule de Bruguière, la mère de Jean de Bayze, Bayle change de sujet et évoque la mort de l’épouse de Jean de Bayze : voir Lettre 1130, n.2.

[22Bayle évoque les ouvrages de Lambert Daneau (1530 ?-1595) aux articles « Beroalde (Matthieu) », rem. D, « Marcionites », rem. D, « Sainte-Aldegonde », rem. M, mais ne consacre pas d’article à ce théologien réformé. Voir P. de Felice, Lambert Daneau (de Baugency-sur-Loire), pasteur et professeur en théologie, 1530-1595. Sa vie, ses ouvrages, ses lettres inédites, thèse de la faculté de théologie de Montauban (Paris 1881) ; O. Fatio, « Nihil pulchrius ordine ». Contribution à l’étude de l’établissement de la discipline ecclésiastique aux Pays-Bas, ou Lambert Daneau aux Pays-Bas (1581-1583) (Leyde 1971), et du même, Méthode et théologie : Lambert Daneau et les débuts de la scolastique réformée (Genève 1976).

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