Lettre 1177 : Michel Le Vassor à Pierre Bayle

A Londres ce 10/20 novembre 1696

• Je suis extremement fâché, Monsieur, de ce que la lettre que vous m’aviez adressée pour Mylord Sunderland, est perdue [1]. Je ne l’ai point reçuë, non plus que celle que vous m’aviez fait l’honneur de m’écrire en mesme temps [2]. Je suis bien aise que vous aiez ap[p]rouvé l’ouverture que je vous donnois de faire une honneteté* à ce seigneur [3] qui est ici en fort grand credit à la cour, et particulierement uni avec M. Trumbull [4]. Je lui presenterai votre lettre et votre livre [5] avec bien de la joie, et je suis assuré qu’il sera sensible à l’honneur que vous lui faite[s]. J’ac[c]ompagnai M. de Bellemare [6] lors qu’il alla presenter votre lettre à M. Trumbull [7]. Il la reçut avec toutes les marques d’estime et d’amitié que vous pouvez souhaiter et je ne fais aucun doute qu’il ne vous en donne des preuves effectives à la première occasion. Je fus ravi de ce qu’il offrit ses bons offices à M. de Bellemare aupres de M. Cap[p]el [8] : il nous dit que c’étoit son bon ami. Cela me fit connoitre que M. Trumbull est plus lié avec les ministres hollandois que d’autres Anglois : ainsi il pour[r]a du moins parer les coups qu’on voudroit vous porter par les Hollandois [9], je le prierai d’y penser dés que votre livre sera ici, et de faire agir aussi Mylord Sunderland. Je suis assuré que M. Trumbull sera bienaise de ce que vous avez ménagé ce seigneur : je lui dirai aujourd’hui que vous envoiez un exemplaire à Mylord Sunderland.

Je vous remercie tres humblement de ce que vous voulez bien m’honorer aussi d’un si beau et si riche present [10]. Je reçois cette marque de votre bienveillance avec tout le respect et avec toute la reconnoissance possible. J’ai fait prier, il y a quelque temps, un libraire d’Amsterdam que je ne connois point de vous envoier un almanach de ma façon [11]. J’ap[p]elle ainsi[,] en comparaison de votre livre, / un livret qu’on m’a fait faire et dont je vous ai parlé. La controverse est si usée que je ne voulois pas le donner au public : mais on en a envoié une copie à un libraire d’Amsterdam nommé Brunel [12] qui l’a imprimé. Il est mesme dedié au Roi : chose dont je me suis defendu autant qu’il m’a êté possible ; mais il a fallu obeïr à M. Trumbull et à M. de Salisbury. On a écrit au libraire de vous en en [ sic] envoier un exemplaire et un à M. Basnage [13]. Recevez ce présent que je vous fais de ma pauvreté, comme le Seigneur reçut • celui de la bonne veuve de l’Evangile. Il y a bien des fautes de ponctuation, comme je l’ai vû dans l’exemplaire que j’ai reçû par la poste. A cela près, il n’est pas mal imprimé.

Je vous parlois dans ma lettre de M. Vaillant libraire françois de cette ville [14] qui vouloit avoir quelques exemplaires de votre Dictionnaire qu’on attend ici avec grande impatience. Mais il n’en vouloit que douze • et M. Leers n’en vouloit pas donner moins de vingt cinq. J’avois pris la liberté de vous prier de nous faire avoir composition de M. Leers, parce que l’argent êtant rare ici, M. Vaillant ne pouvoit pas en prendre à présent vingt cinq, argent content, comme M. Leers le vouloit. Les choses ont changé de face depuis. M. Leers écrit qu’il s’est engagé de n’en envoier qu’à un certain libraire de cette ville [15], qui n’en veut point donner à M. Vaillant, contre lequel il a quelque jalousie, quoique M. Leers • mande qu’il a écrit fortement à ce libraire d’en donner à M. Vaillant pour un prix raisonnable. Cela feroit tort à M. Vaillant qui en a promis à ses pratiques dans l’esperance qu’il en auroit de M. / Leers. Je vous prie trés humblement, Monsieur, d’appuier les interests de M. Vaillant auprès de M. Leers. On en prendra plustost vingt cinq exemplaires, comme M. Leers le souhaite, que d’avoir à faire à cet autre libraire de Londres qui n’est ni honnete ni raisonnable. C’est une assez bonne emplette pour M. Leers, et je ne croi pas qu’il veuille refuser un argent qu’on lui offre sur l’heure. M. Vaillant est mon bon voisin et mon ami[ ;] il seroit facheux pour lui de ne pouvoir fournir votre ouvrage à ses pratiques et de les envoier pour cela chez un autre libraire. Je vous reitère encore ma priere de faire ce que vous pour[r]ez pour lui, en cas que le convoi que nous attendons de Rot[t]erdam, ne soit pas parti.

Si M. Leers étoit tellement engagé, qu’il ne put pas honnetement nous en envoier, n’y auroit-il pas moien de sauver les apparences par cette invention ? Vous pour[r]iez m’en envoier six exemplaires comme pour faire des pre[sents] de votre part, à cela le libraire de Londres n’auroit rien à dire, et M. Vaillant les donneroit à ses principales pratiques en secret et sans les exposer. L’argent est tout prest en Hollande et M. Leers le touchera quand il voudra. S’il veut mesme en envoier douze exemplaires sous ce pretexte et à mon adresse, on les prendra, mais je vous prie de vous souvenir que je ne vous demande cela qu’en cas que le convoi ne soit pas parti. Si cette lettre vient trop tard et apres le depart du convoi, il ne faut penser à rien, parce que c’est le tout et le principal que d’avoir la fleur de votre livre.

Je suis avec • une estime et une reconnoissance particuliere, Monsieur votre tres humble et tres obeïssant serviteur
Le Vassor

 

A Monsieur/ Monsieur Bayle / A Rot[t]erdam •

Notes :

[1Lettre perdue, en effet. Robert Spencer (1641-1702), deuxième earl de Sunderland, avait d’abord été ambassadeur à Madrid en 1671 ; en 1672, il fut envoyé à Paris et, en tant que plénipotentiaire, au congrès de Cologne en 1673 ; en 1678, il remplaça Ralph Montagu comme ambassadeur à Paris et prit une part capitale aux négociations de la paix de Nimègue. Sa réussite lui valut d’être nommé secrétaire d’Etat auprès de Sir William Temple. Après l’accession de Jacques II, il avait la faveur royale, mais il prévoyait la chute du souverain et entra en négociations avec Guillaume d’Orange, rédigeant même une célèbre lettre de justification de sa prise de position en faveur de celui-ci. Il dut néanmoins s’exiler un temps, avant d’être rappelé par le nouveau roi. Il s’était converti au catholicisme par intérêt, il revint au protestantisme pour le même motif ; soutenu par une pension royale, il put alors contribuer à la réconciliation entre Guillaume et le parti des Whigs sous la conduite de John Somers, alors que le duc de Shrewsbury, Charles Talbot, fut nommé secrétaire d’Etat. Le 19 avril 1697, Sunderland fut nommé Lord Chamberlain et membre du conseil privé du roi. S’étant exposé aux critiques des Torys sur la question du maintien d’une armée considérable en Angleterre, et rejeté par les Whigs jaloux de son influence auprès du roi, il se retira sur ses terres d’Althorp le 26 décembre 1697. Voir W. Coxe (éd.), Private and original correspondence of Charles Talbot, duke of Shrewsbury, with King William, the leaders of the Whig party, and other distinguished statesmen ; illustrated with narratives historical and biographical : from the family papers in the possession of Her Grace the duchess of Buccleuch, never before published (London 1821), part III : « Correspondence with Whig leaders and Lord Sunderland from 1695 to 1700 », et J.P. Kenyon, Robert Spencer, earl of Sunderland, 1641-1702 (London 1958) ; sur les rapports entre Sunderland et Sir William Trumbull, du temps de l’ambassade de celui-ci, voir R. Clark, Sir William Trumbull in Paris, 1685-1686 (Cambridge 1938). On constate la rapidité avec laquelle Michel Le Vassor, recommandé par les huguenots exilés de Rotterdam – et par Bayle en particulier, semble-t-il – avait obtenu la protection des plus hautes autorités de l’Etat dès son arrivée en Angleterre.

[2La lettre de Bayle à Michel Le Vassor est également perdue.

[3C’est sans doute par l’intermédiaire de William Trumbull que Le Vassor était entré dans la sphère d’influence de Lord Sunderland. La lettre par laquelle il invitait Bayle à faire une « honnêteté » à l’égard de ce dernier est perdue.

[4Sur Sir William Trumbull, secrétaire d’Etat, voir Lettre 1078, n.2.

[5Le livre à envoyer est évidemment le DHC.

[6Pierre Basnage de Bellemare (1659-1732), frère de Jacques Basnage. A cette date, Bellemare avait embrassé une carrière militaire et s’était mis au service des Provinces-Unies. En 1718, il devait abjurer et revenir en France : voir Lettre 116, n.19.

[7La lettre de Bayle à Trumbull du 8 novembre (Lettre 1174).

[8Jacques-Louis (ou Jacques) Cappel (1639-1722) avait succédé à son père Louis Cappel (1585-1658) dans sa chaire à l’académie de Saumur et avait quitté la France au moment de la révocation de l’édit de Nantes. Quoique Jacques-Louis soit désigné ici comme « ministre hollandais », le contexte semble impliquer qu’il était, à la date de la présente lettre, proche de Trumbull et qu’il pouvait intervenir auprès des Eglises réformées hollandaises afin de protéger Bayle des attaques que Jurieu menait par le biais du consistoire de l’Eglise hollandaise de Rotterdam. Il allait devenir professeur d’hébreu et précepteur de Martin Folkes (1690-1754), célèbre « antiquaire », numismate, mathématicien et astronome. Il ne doit pas être confondu avec son frère, Jean Cappel, qui abjura au moment de la Révocation. Voir F. Laplanche, L’Ecriture, le sacré et l’histoire : érudits et politiques protestants devant la Bible en France au XVII e siècle (Amsterdam, Maarssen 1986), s.v.

[9Bayle se protège par avance des mesures éventuelles qui seraient prises par les autorités politiques et religieuses néerlandaises à son encontre, suivant les attaques multipliées par Jurieu.

[10Bayle a donc envoyé un exemplaire du DHC en cadeau à Michel Le Vassor.

[11Aucun ouvrage connu de Michel Le Vassor ne porte le titre d’almanach. Nous ne saurions faire de suggestions quant au titre de cet ouvrage qui semble être passé inaperçu.

[12Pierre Brunel (1658/9-1740), libraire à Amsterdam, était devenu membre de la corporation en 1687. Voir I.H. van Eeghen, De Amsterdamse boekhandel, 1680-1725 (Amsterdam, 1960-1978, 5 vol.), iii.48-54.

[13L’ouvrage ne semble pas avoir été recensé par Basnage de Beauval dans l’ HOS.

[14François Vaillant : sur lui, voir la lettre suivante, où il précise lui-même sa demande auprès de Leers et auprès de Bayle.

[15Jean Cailloué : cette précision est donnée par François Vaillant dans sa lettre à Bayle (Lettre 1178).

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