Lettre 1184 : Henri Basnage de Beauval à Pierre Bayle

[La Haye,] samedi 1 er de dec[embre 1696]

J’ay trouvé icy votre present [1] à mon retour d’Amsterdam. Je vous en rends mille graces, mon cher Monsieur. C’est un tresor de science, et de litterature mise en œuvre fort agreablement. J’avoüe pourtant qu’il m’auroit fait moins de plaisir, si je le tenois d’une autre main que la vôtre. Il m’est d’autant plus cher qu’il m’assûre de votre amitié. Ainsi à tous egards vous ne pouviez m’obliger davantage. Votre livre est attendu et souhaité avec tant d’impatience que je ne sçay si Mr Leers pour[r]a venir à bout de contenter les curieux. Vous ferez bien de le hater un peu : car il s’eleve bien des plaîntes contre sa negligence. Je ne dis pas seulement là dessus. En particulier Mr Du Fay me • fait bien comprendre par sa derniere lestre [ sic], qu’il en est mal content [2]. Car en • me parlant de quelques livres qu’il veut faire venir de Hollande, il me dit ; Je m’adresserai à d’autres qu’à Mr Leers qui a trop d’affaires. Je lui ay deja donné des advis sur cet article : donnez lui le votre si vous le jugez à propos.

Je ne sçay si Mr J[urieu] reprendra son procez contre vous pour se venger des coups que vous lui portez en tant d’endroits [3]. Je n’ay pourtant par remarqué qu’il puisse avoir prise directement. Car vous avez pris soin d’adoucir les • endroits sur lesquels on eût pû vous attaquer. Par ex[emple] l’art[icle] de « David ». Comme on le propose pour un modêle de piété, il n’est pas fort edifiant de le voir representé en scelérat, qui a plus commis de crimes, que beaucoup de princes qui passent pour des tyrans [4]. Il est vray que ce n’est pas votre faute. L’histoire s[ainte] a rapporté les faits : et c’est aux theologiens à nous expliquer comment la pieté s’accorde avec tant de crimes.

Vous avez bien relevé les disputes entre Mr S[aurin] et Mr J[urieu] sous l’art[icle] de Mr Nicolle [5]. Je voudrois que dans • l’intervalle de loisir que vous devez vous donner, vous fissiez quelque piece* là dessus : et que vous poussassiez les advantages que les incrédules peuvent tirer de l’aveu que fait Mr J[urieu] que les preuves de l’Ecriture sont inevidentes [6]. Il me semble qu’il y auroit matiere à faire une bonne piece. Il faudroit mettre à quartier tout • ressentiment personnel, et le presser en badinant de la part des incrédules.

Mr Le Clerc m’a dit à Amsterdam qu’il sçavoit que M rs Huguetans avoient dessein de faire transporter dans leur Dictionnaire les • articles, et les notes critiques du vôtre [7] : mais qu’il refuseroit d’y travailler. Il ne trouve point honnête qu’on mette ainsi en pieces vôtre ouvrage, et qu’on fasse perdre et à vous et à Mr Leers le fruit de votre travail à l’un et à l’autre. J’approuvai fort la generosité de ses sentimens. Je ne sçay si les autres persevereront dans leur dessein.

Recommandez je vous en prie à Mr Leers le present que vous destinez à Mr Janisson [8]. Je voudrois bien qu’il eût le plaisir de le recevoir des premiers.

Adieu mon cher Monsieur. Soyez tres persuadé que je suis fort sensible à tout ce qui me vient de votre part, et que vous me trouverez toujours prêt à vous donner des marques que je suis très sincèrement votre tres humble et tres obeyssant serviteur.

P.S. Je voudrois que vous pûssiez vaincre votre paresse, et venir rendre visite à M [m]e la c[omtesse] de Friese [9]. N’oubliez pas de donner les memoires de Mr Har[t]soeker pour le quartier qui s’imprime [10]. Il n’y a rien de nouveau à Paris que les Memoires du c[omte] de Bussy Rab[utin] [11], et la Vie de Charles 7 in 12 en deux tom[es] [12]. •

Notes :

[1Un exemplaire du DHC.

[2Les lettres de Dufai à Basnage de Beauval sont perdues, mais nous avons deux lettres adressées à Dufai datant de cette époque : dans celle du 31 octobre (éd. Bots et Lieshout, n° 59), Basnage de Beauval précise simplement que « l’impatience où est M. Leers d’achever le Dictionnaire de Bayle luy a fait un peu negliger l’impression du journal. Aussi ne vous en prenez point à moy, Monsieur, si vous ne le recevez plustost » ; dans celle du 3 décembre (n° 61), il annonce que « M. Leers vous doit envoyer le Dictionnaire de M. Bayle ». Il semble donc que Dufai se soit simplement impatienté du retard d’impression du périodique HOS de Basnage de Beauval.

[3Allusion aux « coups » que Bayle porte contre Jurieu dans de nombreux articles du DHC.

[4Basnage de Beauval remarque immédiatement un des articles qui devait provoquer le scandale devant le consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam.

[5Voir le DHC, art. « Nicolle », rem. C, sur les positions paradoxales de Jurieu et de Saurin à l’égard de la tolérance et des droits de la conscience errante.

[6Il ne s’agit pas ici de l’évidence des préceptes moraux ou des articles de la doctrine chrétienne selon le texte biblique, mais de l’évidence des preuves de la divinité de l’Ecriture sainte.

[7Les Huguetan représentaient les imprimeurs d’une nouvelle édition du Grand dictionnaire de Moreri ; c’est en vue de cette édition qu’ils avaient soulevé des objections à l’égard du privilège de Reinier Leers pour le Dictionnaire de Bayle : voir Lettre 1165 et les précisions de Basnage de Beauval dans sa lettre adressée à Janisson du Marsin du 29 octobre 1696 (éd. Bots et Lieshout, n° 58, p.119-120).

[8Bayle cherchait à faire parvenir à François Janiçon un exemplaire du DHC.

[9Sur Amélie de Dohna, qui avait épousé Henri, comte de Frise, voir Lettres 23, n.2, 547, n.1, et 856, n.17 : elle était de passage à La Haye.

[10Basnage de Beauval avait annoncé dans l’ HOS, mai 1696, art. XV, les Principes de physique (Paris 1696, 4°) de Hartsoeker ; l’ouvrage avait été recensé au mois de mai (art. VI) ; en octobre 1696, s’était engagée la polémique entre Hartsoeker et M. La Montre (voir Lettre 1176, n.18). Aucune nouvelle mention ne devait être faite de Hartsoeker avant le compte rendu de l’ouvrage d’ Andry de Boisregard, De la generation des vers dans le corps humain (Paris 1700, 8°), au mois de février 1700, art. V. Cette formule constitue néanmoins une indication précieuse quant au fait que Bayle donnait à Basnage de Beauval des « extraits » de certains ouvrages pour son périodique. G. Mori a établi que Bayle est l’auteur des articles des mois d’avril à juin 1693.

[11Sur cette édition des Mémoires de Bussy-Rabutin, voir Lettre 1160, n.27.

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