Lettre 1196 : Jacques Du Rondel à Pierre Bayle

• [Maastricht, décembre 1696 [1]]

Ce que vous m’avez dit [2], mon cher Monsieur, m’est arrivé. L’odeur de la chaux de ma cheminé[e] s’est enfin exhalée entiérements ; et je puis respirer dans ma chambre tout comme par le passé. Cependant il m’en a cousté bon* pour rentrer dans mon premier estat : car la gelée derniére à qui j’ay cette obligation là, a failli à me geler dans toutes les formes, aussi bien qu’elle fict à ce pauvre marchand qui arriva roide mort chez luy. Je vois bien que ce qu’a dit Q[uinte] Curce est vray ; Nunquàm simpliciter indulget Fortuna [3] ; car elle ne m’a pas plustost fait une faveur, qu’il semble qu’elle s’en repente par quelque calamité qu’elle ne manque jamais de m’envoyer ; de sorte que ma vie est • une tragicomédie de je ne sçay combien d’actes estranges, dont le moindre seroit capable d’ estrapader* la sagesse d’ Epictete. / Non que je sois plus sage que ce bonhomme ; mais le mespris que je fais de moy et la nonchalance où je me mets, ne manquent jamais de me mener où ce stoïcien arrivoit par la raison. Pourveû que j’échap[p]e toujours comme dernièrement, hasard à tout.

J’ay toujours quelqu’un de vos ouvrages entre les mains, et les trouve toujours très beaux, très sensez et très bien escrits. Il y eut pourtant quelque chose qui m’arresta l’autre jour dans vos Pensées diverses. Je creus y voir une espece de contradiction entre ce que vous avancez p.334 de ce livre, et ce que vous escrivez page 1274 de vostre Diction[naire] [4]. Quelques Hibernois [5] pourroit bien vous entreprendre la dessus ; car à proscrire, comme vous faites toute réalité dans l’apparence, il se trouvera que vous pourriez bien n’avoir / rien escrit de Diogene, et que je ne l’aurois point leû.

Je ne sçay pourquoy ni Moréri ni vous, mon cher Monsieur, n’avez point parlé d’un certain Othryadés dont Plutarque fait mention dans ses Paralleles [6]. C’estoit assurém[en]t un vaillant homme, et dont la valeur debvroit estre incontestable, bien qu’il y ait eû force gens partagez sur son avanture. On en a dit bien des choses ; et il n’est pas jusqu’à moy, qui n’en ay dit ma ratelée. Si par hazard, ce seroit un terrible hazard, vous vouliez voir ma petite réflexion, je tacheray de la décrire.

« Nous voicy au déclin de l’année, durant la quelle vostre vertu a esté exercée en mille façons, et rien ne l’a pu esbranler. Dieu / veuille que la prochaine vous soit plus douce, et que j’aye moins de sujet d’admirer la grandeur de vostre courage. Soyez heureux de tout poinct, et je le seray par reflexion ; car je ne sépareray jamais mon interest d’avec le vostre ». C’est Balzac qui dit cecy à Chapelain [7] ; et je croy pouvoir vous le dire, parce que je suis autant que mon héros envers son ami, vostre très humble et très passionné serviteur.
Du Rondel

Tous vos amis vous baisent les mains et vous souhaitent toutes prospéritez, sur tout le docteur Barthélemy [8] et Monsieur Hermés [9].

Notes :

[1Cette date est approximative : la présente lettre, qui ne porte pas de date précise, est postérieure à celle du 3 décembre (Lettre 1186) et antérieure à celle du 31 décembre (Lettre 1198).

[2Une lettre de Bayle à Du Rondel s’est perdue. Après la date du 8 mai 1696 (Lettre 1112), toutes les lettres de Bayle à Du Rondel nous sont inconnues.

[3Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, livre iv.XIV.20 : « Jamais la Fortune n’accorde franchement ses faveurs. »

[4Du Rondel dénonce une contradiction entre les PDC, §CXLV, et le DHC, art. « Zénon d’Elée », p.1274. Dans les PDC, Bayle cite l’exemple de Diogène devant les subtilités de Zénon, qui voulait lui prouver qu’il n’y avait pas de mouvement : il « se contenta de marcher en sa présence : car rien n’est plus propre à convaincre un honnête homme, qu’il raisonne sur de fausses hypothèses, que de lui montrer qu’il combat contre l’expérience ». Dans le DHC , art. « Zénon d’Elée », rem. K, p.1274, Bayle rejette cet « argument » de Diogène : « Une réponse comme celle de Diogene est plus sophistique que les raisons de notre Zénon. [...] La réponse de Diogène le cynique au philosophe qui nioit le mouvement est le sophisme que les philosophe appellent ignorantionem elenchi. C’étoit sortir de l’état de la question : car ce philosophe ne nioit pas le mouvement apparent ; il ne nioit pas qu’il semble à l’homme qu’il y a du mouvement ; mais il soutenoit que réellement rien ne se meut, et il le prouvoit par des raisons très-subtiles et tout-à-fait embarrassantes. [...] De tout ceci il résulte que la réponse de Diogene étoit sophistique, quoiqu’elle fût propre à s’attirer l’applaudissement de la compagnie. » Du Rondel reviendra sur cette prétendue contradiction dans sa lettre du 31 décembre (Lettre 1198).

[5Quelques disciples de Jean Duns Scot (vers 1266-1308), qui exerça une influence décisive sur le nominalisme de Guillaume d’Ockham.

[6Othryadès était un soldat qui donna la victoire à Sparte à la bataille des Champions en 545 avant J.-C. Voir Plutarque, Œuvres morales, Parallèles d’histoire grecque et romaine, 6 : « Les Argiens et les Spartiates se disputaient la possession du territoire de Thyréa. Les amphictyons décidèrent qu’on remettrait la décision de leur querelle au sort de quelques combattants, et que le territoire serait le prix du parti vainqueur. Les Lacédémoniens mirent à la tête des leurs Othryadès, et les Argiens, Thersandre. Après le combat, Agénor et Chromius, deux Argiens qui avaient survécu seuls à leurs camarades, portèrent à Argos la nouvelle de leur victoire. Quand tout fut calme sur le champ de bataille, Othryadès, qui respirait encore, s’appuyant sur des lances à demi rompues, rassemble les boucliers des morts et en dresse un trophée, sur lequel il écrivit avec son propre sang : A Jupiter, protecteur des trophées. La dispute s’étant renouvelée entre les deux peuples, les amphictyons se transportèrent sur les lieux et adjugèrent le territoire aux Lacédémoniens. »

[7Jean-Louis Guez de Balzac, Lettres familières de M. de Balzac à M. Chapelain (Paris 1659, 12°), livre V, lettre XXXIV, p.296 ; Œuvres (Paris 1665, folio, 4 vol.), tome I, livre XXI, lettre XXXIV, i.839.

[8Sur le docteur Jean Barthélemy, résidant à Maastricht, voir Lettre 1186, n.12.

[9Sur Pieter Hermes (1651-1730), avocat à Maastricht, voir Lettre 465, n.7.

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