Lettre 1204 : Pierre Bayle à Jacob Le Duchat

[Rotterdam,] le 5 de janvier 1697

M[onsieur],

Toutes les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire m’ont causé un plaisir extreme et m’ont ap[p]ris beaucoup de choses curieuses, mais je dois dire cela principalement et plus que de toute autre de celle que j’ai reçüe en dernier lieu [1]. Je la conserverai comme un tresor tres precieux, je souhaiterois seulement que vous en eussiez oté le préambule : il est trop flat[t]eur ; mon Dictionnaire ne merite nullement les éloges que vous lui donnez ; c’est une compilation tres defectueuse et en commissions et en omissions ; elle a besoin de l’indulgence de tous les lecteurs et sur tout de ceux qui sont aussi eclairez que vous dont le nombre est tres petit.

Je vous sup[p]lie tres humblement M[onsieur] de continuer autant que vos affaires vous le permettront à m’enrichir de vos remarques, mais je vous en conjure, sans vous servir de ces prefaces flatteuses à qui vous donnez un si beau tour que les auteurs les plus modestes et les plus convaincus de leur foiblesse pourroient en tirer une vanité prejudiciable. Vous ne sauriez croire M[onsieur], le plaisir que j’ai senti en lisant les endroits de votre derniere lettre où j’ai vu ce qu’il faudra que je rectifie si jamais je fais une 2 e edition. En tout cas je profiterai de vos beaux eclaircissemen[t]s et de vos importan[t]s subsides* à la marge de mon exemplaire, en reconnoissance de qui je profite, et ne m’appropriant pas ce qui m’est communiqué de si bonne main. Que je serois heureux M[onsieur] si avec tant de pieces rares, qu’on ne trouve point en ce pays, et que vous avez l’adresse de ramasser pour l’enrichissement de votre bibliotheque, j’avois le talent d’en profiter avec l’exactitude et la sagacité que vous faites. Je croi vous l’avoir deja ecrit ; mon plus grand malheur est de n’avoir pas les livres qui me seroient necessaires, et de ne trouver ici personne qui aime cette recherche exacte des personnalitez, des dates, et des circonstances [2]. Or ceux qui n’ont point l’esprit tourné de ce coté là, quelque habiles qu’ils puissent etre d’ailleurs, ne sont guere en etat de secourir un auteur de Dictionnaire. Vous seul M[onsieur], lui rendriez plus de service que tout ce qu’il y a de gens de lettres en ce pays ci.

Je suis persuadé que Cayet prit le nom de Palma avec celui de Victor dans sa confirmation pour la raison que vous dites [3], et que ceux qui l’ont surnommé Navarrus ont eté trompez par les auteurs qui en parlant de cet homme ont remarqué qu’il etoit docteur en theologie de la maison de Navarre, ce qu’apparemment ils auront exprimé par Theol[ogiæ] Doctor Navarrus. Plusieurs lecteurs auront pris ce dernier mot pour le nom de patrie.

J’espere de rencontrer quelque chose du moins fortuitement dans le cours des recherches que je fais, j’espere dis-je de rencontrer quelque chose sur le docteur Picatris [4], et le comte de Permission [5], et de bon cœur, quand ce ne seroit que pour m’a- / cquitter envers vous, ou plutot pour tacher de m’aquitter en partie, je vous le communiquerai.

Je croi que Sedulius a suivi l’erreur d’autrui quant à la date 1513 de l’impression de l’Alcoran des cordeliers [6] ; il la suppose fausse, mais neanmoins, selon le titre de l’an 1513, il auroit lu quelque auteur apparemment dans le titre duquel 1513 etoit une faute d’impression pour 1531. Votre conjecture là dessus est tres ingenieuse.

Continuez M[onsieur], je vous en conjure, à m’instruire : la matiere ne sauroit vous manquer, et votre bonté pour moi, et votre zele pour l’instruction du public me semblent aussi sans bornes. C’est par la connoissance de cette bonté que j’ose prendre la hardiesse de vous prier de permettre que j’asseure ici de mes tres humbles respects deux conseillers de votre Parlement. L’un est Mr Du F[rene] [7] qui m’honnora toujours de son amitié et de sa protection pendant mon sejour à Sedan, et des bontez duquel, aussi bien que de ses autres merites, je conserve le souvenir avec beaucoup de gratitude et d’estime. Il me fit l’honneur de m’ecrire au sujet de la nouvelle version du Divorce celeste. L’autre est M r B[rodeau] d’O[iseville] [8] dont j’ai reçu plusieurs lettres infiniment obligeantes. Je n’ai pu avoir l’honneur de repondre à la derniere ; j’en suis confus, et je crains qu’il n’ait pas assez d’indulgence pour me pardonner cette faute. La vitesse extraordinaire avec laquelle mon libraire a fait travailler depuis mars jusqu’en octobre 1696 m’a oté toute sorte de loisir, et d’ailleurs j’attendois nouvelles de la reception de ses exemplaires du Divorce, envoiez à M[etz] par le libraire D[es] B[ordes].

Je finis par mille veux pour votre prosperité dans l’année que nous commençons, et je suis
B.

Agreez que je vous supplie de vous informer si Boissard qui a eu pour éléves les fils de Monsieur de Clervant bon protestant [9], et qui fixa sa demeure à M[ets], où il mourut, étoit protestant.

 

Notes :

[1Aucune des lettres de Jacob Le Duchat à Bayle ne nous est parvenue avant celle du 3 juin 1702.

[2Définition succincte de l’histoire savante et critique telle que Bayle la conçoit.

[3Voir le DHC, art. « Cayet (Pierre Victor Palma) », « premiérement ministre de l’Eglise réformée, et puis docteur en théologie de la faculté de Paris, doit être compté parmi les hommes savans : mais il courut des bruits tout-à-fait étranges contre sa réputation ; car, non seulement on l’accusa d’avoir fait l’apologie des bordels, mais aussi de s’être donné au diable. » A la remarque N, Bayle signale des erreurs sur le nom de Cayet / Cahier et mentionne la forme Cayer à la page de titre, dans l’approbation des docteurs, dans le privilège, etc. : en note, il déclare : « L’auteur des Notes sur la confession de Sancy [ Le Duchat] m’a averti de cela. » Cet ouvrage de Le Duchat et son Baron de Fœneste sont cités à plusieurs reprises dans l’annotation des remarques de cet article : c’est sans doute ce qui avait attiré l’attention de l’auteur de la présente lettre. Parmi les Additions et corrections de la cinquième édition du DHC (Amsterdam, Leyde, La Haye, Utrecht 1740, folio, 4 vol.), figure une note sur le nom « Victor Palma » de Cayet, où Bayle signale que Cayet est nommé « sieur de la Palme » dans le privilège du 27 juin 1596 de son traité de controverse Le Vrai Orthodoxe de la foy catholique du sainct sacrement de l’autel [...] (Paris 1596, 8°).

[4Il s’agit d’un personnage auquel Rabelais fait allusion dans le Tiers livre, ch. XXIII : « Au temps que j’étudiois à l’école de Tolette, le reverend Pere en diable Picatris, recteur de la faculté diabologique, nous disoit que naturellement les diables craignent la splendeur des épées, aussi bien que la lueur du soleil. » Il a mérité une mention dans le Dictionnaire infernal de J. Collin de Plancy (Genève 2008), p.538 : « Picatrix, médecin ou charlatan arabe, qui vivoit en Espagne au treizième siècle. Il se livra de bonne heure à l’astrologie, et se rendit si recommandable dans cette science, que ses écrits devinrent célèbres parmi les amateurs des sciences occultes. On dit que [Corneille] Agrippa, étant allé en Espagne, eut connaissance de ses ouvrages et y prit beaucoup d’idées creuses, notamment dans le traité que Picatrix avait laissé De la philosophie occulte. » Cet ouvrage est apparemment celui contenant les doctrines de deux cent vingt-quatre magiciens antiques, que l’auteur dédia au roi Alphonse de Castille en 1256 : voir Rabelais, Œuvres complètes, éd. J. Boulenger (Paris 1955), p.411.

[5Il s’agit d’un personnage fictif créé par Bernard de Bluet d’Arbères (1560-1606), auteur de L’Intitulation et recueil de toutes les œuvres de Bernard de Bluet d’Arbères (Paris, 1600-1605, 12°, 3 vol.) ; voir aussi l’édition établie par B. Guégan, La Vie extravagante du comte de Permission : bouffon de Henri IV racontée par lui-même (Paris 1924, 8°).

[6Voir le DHC, art. « Sedulius (Henri) ». Bayle cite l’ouvrage de Sedulius, Apologeticus adversus Alcoranum Franciscanorum, pro Libro Conformitatum, libri tres (Anvers 1607, 4°), à l’article « François d’Assise », rem. I et K, mais il s’agit dans la présente lettre de la référence qui y est faite à la fin de l’article « Launoi (Matthieu de) », rem. G.

[7Sur Jean Dufresne, conseiller auditeur en la chambre des comptes du parlement de Metz, qui avait recommandé à Bayle l’ouvrage de Brodeau d’Oiseville, voir Lettre 1020, n.2.

[8Sur Julien Simon Brodeau d’Oiseville, conseiller au Parlement de Paris, traducteur du Divorce céleste de Ferrante Pallavicino, voir Lettre 1020, n.3 et 4.

[9Jean-Jacques Boissard (1528-1602) avait rejoint Claude-Antoine de Vienne, sieur de Clervant, baron de Coppet (vers 1534-1588), qui lui avait confié l’éducation de ses fils François et Gédéon. La question de sa confession n’est pas abordée dans l’article du DHC que Bayle lui consacre, mais on sait que Boissard s’était marié à l’Église réformée de Metz en 1587 et qu’il fut enterré au cimetière protestant : voir H. Tribout de Morembert, « Les années messines de Jean-Jacques Boissard, archéologue et humaniste (1559-1602) », Mémoires de l’Académie nationale de Metz (1967), p.127-142.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261205

Institut Cl. Logeon