Lettre 1209 : Jean Le Clerc à Pierre Bayle

A Amsterdam le 10 e de janvier 1697

Il y a trois semaines, Monsieur, que j’ai formé le dessein de me donner l’honneur de vous écrire, comme peutêtre Mr de B[e]auval vous l’aura ap[p]ris, pour vous remercier de la maniére obligeante, dont vous avez bien voulu parler de moi, dans la préface de vôtre Diction[n]aire et ailleurs [1]. Mais je voulois en lire davantage, que je n’avois fait, et j’ai été depuis si occupé, que je n’ai pas pû avoir cette satisfaction plûtôt. Je ne puis pas dire, Monsieur, que je ne vous suis pas obligé des éloges que vous me donnez ; de quelque maniére que l’on soit loüé, par un homme d’esprit, on ne sauroit s’empêcher d’en ressentir quelque plaisir ; mais si vous ne m’aviez pas trop loüé, je croi que j’en aurois plus de joie et que par consequent je me sentirois plus obligé à vôtre hon[n]êteté. Je ne dis pas cela, par une modestie feinte, mais par la même raison qui faisoit peur aux Anciens des trop grandes loüanges, et que leur faisoit dire, præfiscini [2]. Il y a tant de gens malins dans le monde, et vôtre Pichrochole [3], que vous avez si bien étrillé, a tant de canaille à sa suite, qui ne peut souffrir que l’on mette bas cette bête apocalyptique, que j’ai peur • de leur devenir plus odieux, à cause de cela.

Je puis encore vous dire, sans que vous aiyez [ sic] sujet de croire, que je vous louë seulement pour vous rendre la pareille, que j’ai lû avec un très-grand plaisir, et une très-grande admiration, et pour la matiére et pour la forme, divers articles de vôtre Diction[n]aire. J’ai vû que vous aviez remarqué plusieurs fautes de Morery, que j’avois laisser passer [4], pour n’avoir / pas eu le temps de le comparer par tout avec les originaux. Pour bien faire, il l’auroit fallu presque refondre, parce que ni ce qu’il dit, ni la maniére dont il l’exprime, ne vallent rien, pour la plûpart du temps. Mais pour cela, il auroit fallu quelques années, et beaucoup plus de loisir que je n’en ai ; outre que si j’avois voulu faire quelque chose de semblable, j’aurois mieux aimé le faire tout de neuf, que de suivre, ou de réformer un si pauvre prêtre, que Morery. On ne sauroit se fier en lui, pour ce qu’il dit de l’Antiquité, parce qu’il n’en avoit fait aucune étude et qu’il tenoit tout de la seconde main, comme vous l’avez fort bien remarqué, en plusieurs endroits. Cependant on le va rimprimer [5], et j’ai promis de le revoir. J’espere que vous ne trouverez pas mauvais, Monsieur, que j’ajoüte, en un mot, vos critiques, en renvoiant le lecteur à vôtre Diction[n]aire, pour y en voir la verification. Ce ne seront que de simples citations, qui ne pourront que rendre vôtre ouvrage plus nécessaire, à ceux qui achèteront Morery ; car pour vos articles particuliers, je n’y toucherai pas. Mr de B[e]auval, à qui j’avois parlé de vôtre ouvrage, avant que de l’avoir vû, m’a dit qu’il vous avois [ sic] écrit que vous n’aviez rien à craindre de ce côté-là, à mon égard [6]. Je n’ai jamais été homme à faire tort à qui que ce soit, et encore moins à une personne que j’estime autant que vous, Monsieur, et qui m’avoit prévenu d’une maniere si hon[n]ête. C’est de quoi je vous prie d’être persuadé, et de croire que je suis de tout mon cœur, Monsieur, vôtre très-humble et très-obéïssant serviteur
J. Le Clerc

 

A Monsieur / Monsieur Re[i]nier Leers Mar/chand Libraire, pour Monsieur / Bayle / A Rotterdam •

Notes :

[1Dans la préface de la première édition du DHC, datée du 23 octobre 1696, Bayle évoque les différentes éditions du Grand dictionnaire de Moréri et la part de Jean Le Clerc dans les récentes « éditions de Hollande » de 1692 et 1694 (Utrecht, Amsterdam 1692, folio, 2 vol. ; Amsterdam, Utrecht, La Haye 1694, folio, 2 vol.) : « Elles sont infiniment mieux que celles de France ; car elles ont été revues par l’un des plus habiles auteurs de ce siècle. Je parle de Monsieur Le Clerc, dont toute l’Europe admire la profonde érudition, soutenue d’un esprit juste et pénétrant, et d’un jugement exquis. Il y a corrigé un nombre infini de fautes, et il y a fait de très-belles additions ; et personne n’auroit été plus propre que lui à perfectionner cet ouvrage-là, si des occupations plus relevées et plus importantes lui avoient permis de prendre ce soin. » Dans le corps du DHC, il cite huit ouvrages de Le Clerc dans une grande variété d’articles : « Apasi (Michel) », rem. B, E, G ; « Arnauld d’Andilli (Robert) », rem. C ; « Augustin », rem. G, H ; « Caussin (Nicolas) », rem. C ; « Dicearque (Dicearchus) », rem. M ; « Episcopius (Simon) », rem. H ; « Fontarabie », rem. D ; « Grotius (Hugo) », rem. H, L, P ; « Guise (Henri, fils de Charles) », rem. D ; « Louis XIII », rem. D, E, F ; « Marie (sœur de Moïse) », rem. C ; « Morgues (Matthieu de) », rem. F ; « Origene », rem. E, K ; « Perrot (Nicolas) », rem. L ; « Quinte Curce », in corp. ; « Sappho », rem. E ; « Timoleon », rem. K.

[2Adverbe latin : « Soit dit sans offenser, en éloignant les maléfices. »

[3Entendons, « votre ennemi qui mène contre vous une guerre picrocholine », c’est-à-dire Pierre Jurieu.

[4Sur la sixième édition de Moréri établie par Jean Le Clerc (Utrecht, Amsterdam 1692, folio, 2 vol.) publiée par François Halma et Pierre Mortier, voir Lettres 822, n.11, 908, n.4, et 932, n.3.

[5Allusion à l’édition de 1698 (Amsterdam, La Haye 1698, folio, 4 vol.), publiée par Henry Desbordes, Pierre Brunel, Antoine Schelte à Amsterdam et par Adriaan Moetjens, Henry van Bulderen à La Haye.

[6Cette lettre de Basnage de Beauval à Bayle a bien été écrite, car Bayle y fait allusion dans sa réponse à Jean Le Clerc (Lettre 1210), mais elle ne nous est pas parvenue.

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