Lettre 1210 : Pierre Bayle à Jean Le Clerc

A Rotterdam le 12 e de janvier 1696 [1]

J’ai scu par Monsieur de Beauval [2], Monsieur, la maniere honnete et genereuse dont vous aviez refusé de vous conformer aux desseins des libraires qui veulent donner une nouvelle edition de Moreri [3], et je repondis tout aussi tot à Mr de Beauval que j’etois fort sensible à un procedé si loüable, et que j’avois toujours attendu d’une personne qui comme vous Monsieur a joint la belle et bonne conduite avec l’erudition, ce que peu de scavans ont scu faire.

Si vous m’aviez dit vous meme il y a quatre ans ce que vous m’avez ecrit depuis deux jours touchant ce que vous pensez de Moreri, je n’aurois pas mieux con[n]u votre pensée que je l’ai con[n]uë. J’ai toujours jugé et je l’ai dit dans l’occasion que cet ouvrage ne pouvoit etre perfectionné sans etre traité comme les vieilles cloches qu’il faut refondre, mais que vous auriez mieux aimé emploier à faire un nouvel ouvrage le tem[p]s qu’il eut fal[l]u mettre à refondre celui là. J’ai eté d’ailleurs tres persuadé que toutes les fautes que j’ai cottées et plusieurs autres encore eussent eté corrigées dans les editions que vous avez revues, si vous eussiez eu le loisir de vous en faire une affaire. En un mot Monsieur, il n’y a qu’une fidelle image de ma persuasion dans le bien que j’ai dit de vous soit dans la preface, soit ailleurs.

Je n’ai point envisagé les suites dont vous me parlez, c’est que je vous exposerois au chagrin de la faction de notre prophete [4], mais / quand j’aurois pu m’aviser de cette influence, je ne sai si j’aurois parlé autrement, car je vous crois au dessus de ce que de telles gens peuvent dire. Rien n’etant capable de les rameiner au bon sens, je ne croi pas qu’on doive reigler son stile sur leur humeur capricieuse.

Non seulement Monsieur je trouve tres bon ce que vous avez dessein de faire dans la nouvelle revision du Moreri, mais je vous en remercie comme d’une chose qui ne me peut etre qu’honorable. Je m’estimerois tres heureux si vous vouliez joindre à cette honneteté* celle de me donner vos bons avis sur mes gran[d]s defauts. Je vous assure que je tacherois d’en profiter avec toute la docilité que vos grandes lumieres meritent, et que je vous en aurois une grande reconnoissance.

Permettez-moi d’asseurer ici Monsieur Leti [5] de mes respects.

Je suis tres parfaitement Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur
Bayle

Notes :

[1Par un lapsus assez courant, Bayle indique l’année 1696. Cette erreur est facile à corriger, puisque cette lettre répond à celle de Le Clerc du 10 janvier 1697 (Lettre 1209).

[2Sur cette lettre – perdue – de Basnage de Beauval à Bayle, voir Lettre 1209, n.6.

[3Les éditeurs de la nouvelle édition de Moréri avaient proposé à Le Clerc d’y intégrer des informations tirées du DHC de Bayle : il s’y était refusé. Une véritable frénésie saisit les imprimeurs de Moréri aux Provinces-Unies : après la septième édition (Amsterdam, Hendrick Boom et Abraham van Someren, 1694, folio, 2 vol.), les différentes versions de la huitième édition (Amsterdam, G. Gallet 1698, folio, 4 vol.) et (Amsterdam, Utrecht, La Haye 1698, folio, 4 vol.) ainsi que (Amsterdam, H. Desbordes, P. Brunel , A. Schelte, et La Haye, A. Moetjens, H. van Bulderen 1698, folio, 4 vol.) profitèrent bien du DHC en corrigeant les erreurs de Moréri signalées par Bayle. Des l’année suivante, l’édition parisienne (Paris, D. Mariette, 1699, folio, 4 vol.) intégra dans le Grand dictionnaire de Moréri des extraits des articles du DHC de Bayle. Sur l’ambition des imprimeurs genevois, voir aussi Lettre 1232, n.1.

[4Pierre Jurieu, sévèrement critiqué dans le DHC.

[5Gregorio Leti, le beau-père de Jean Le Clerc : sur lui, voir Lettre 103, n.15.

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