Lettre 1228 : Eusèbe Renaudot à François Janiçon

[Paris, le 5 mars 1697 [1]]

Je vous remercie Monsieur, des lettres que vous m’avés envoyées ; celle de Mr Bayle [2] me paroit fort extraordinaire de ce qu’il croid que c’est par ressentiment que j’ai rendu à Mr le chancelier un témoignage peu favorable de son ouvrage [3], parce qu’il parle contre les nouvellistes [4]. En vérité c’est me faire bien peu de justice et d’honneur que de croire que je fusse capable d’une telle bassesse, ou que je cherche de la gloire par la part que j’ai aux gazettes [5]. Je ne veux pas d’autre témoin que vous, qui ne m’avez pas entendu relever cet article, sinon qu’il paroit puéril et qu’il avoit un grand ridicule dans « Abdérame », puisqu’il suppose qu’il n’y avoit point d’historien de Mores, et qu’il y en avoit encore [6]. Au reste je ne crois pas que personne ût pû faire un rapport different du mien, ni céler à Mr le chancelier que ce livre étoit plein de choses contre la religion non seulement catholique, mais chrétienne indépendamment des sectes, d’un libertinage tres profane et dangereux, de faussetés sur les ministres et autres choses qui i ont du rapport, de divers traits injurieux aux particuliers sous ce beau prétexte qu’ils sont tirés de Patin, / de Ménage, etc. aprés qu’on a averti Mr Bayle de la fausseté de ces auteurs ; qu’il y a des ordures que la pudeur payenne ne peut pas souffrir [7], et diverses choses injurieuses à la France[,] au Roi, et à des personnes ou à des corps qui ne méritent pas de pareils traitemen[t]s [8]. Voila ce que j’ai dit à Mr le chancelier, et il n’y a personne qui ne convienne que j’ai dit vrai : aprés cela il a pris le parti qu’il a jugé à propos, car je ne lui ai pas formé son avis. Quand Mr Bayle auroit été le meilleur de mes amis, j’en aurois agi de même, car je n’ai pas une conscience qui tourne par inclination ou par aversion. S’il est fâché, je n’y puis que faire et je me consolerai par la persuasion certaine que la plus saine partie de ceux qui liront l’ouvrage en jugeront comme moi. Ne les reconnoissez vous pas assez dans la lettre de Genéve, et même dans celle de Mr de Beauval [9] ? Les dévots dont il parle, quels peuvent-ils être que des personnes qui ne peuvent souffrir les impiétés, les mauvaises plaisanteries sur la religion, et les obscénités ? Car pour la science vous savés ce qu’on dit de ses disgressions, et si cela s’appelle être savant je déclare que je méprise beaucoup cette sorte de science qui consiste à ramasser tout ce qu’il y a de plus inutile et de plus méprisable, et à extraire sérieusement des auteurs qu’on n’oseroit citer dans une conversation sérieuse. Enfin je ne compren[d]s pas encore qu’un homme puisse écrire ce qu’à peine on auroit la patience d’écouter dans un discours familier. Ainsi, Mr, tout ce que je puis vous dire est que je n’ai point prétendu autre chose que faire mon devoir, et non pas plaisir à personne au préjudice de ma conscience et de mon honneur. Si Mr Bayle en est fâché et qu’il s’attaque à moi, je ne puis que prendre patience, car je ne changerai pas d’avis et vous savés assez que je ne suis pas seul de mon sentiment. Si j’avais du temps à critiquer, je lui ferois bien voir que je parle avec raison et non par passion, mais j’ai de meilleures choses à faire. Il n’y avoit point d’exemplaire de ce Dictionnaire pour vous dans le ballot de la bibliothèque du Roi [10]. Je suis tout à vous.
R.

Notes :

[1Date portée sur les copies parisiennes. Dans le manuscrit de Janisson du Marsin, le texte de la lettre de Bayle est sans date.

[2Allusion à la lettre de Bayle à François Janiçon du 11 février (Lettre 1219).

[3Voir le Jugement de Renaudot adressé au chancelier Louis Boucherat, en annexe à ce volume.

[4Sur les nouvellistes, voir Lettre 1219, n.3.

[5Eusèbe Renaudot dirigea, de 1679 jusqu’à sa mort en 1720, la Gazette qu’avait fondée son grand-père Théophraste Renaudot (1586-1653) : voir le Dictionnaire des journalistes, s.v. (art. de G. Feyel et de P.-F. Burger).

[6Dans l’article « Abdérame, gouverneur d’Espagne pour Iscam, calife des Sarrazins au VIII e siecle », Renaudot feint de ne pas comprendre la réflexion de Bayle sur la partialité des historiens : « Si nous avions une histoire particuliere d’Abdérame, composée par un homme de son parti, on y verroit sans doute qu’il étoit fort propre à satisfaire l’ambition excessive de son maître ; et que c’étoit un des plus grands capitaines de l’univers. Ce ne seroient que grandes actions, et que triomphes. Je sai que des auteurs chrétiens en parlent avantageusement ; et dans le fond, ce n’est pas un petit éloge que d’avoir pénetré, comme il fit, jusques au cœur de la France ; mais enfin, il n’est rien tel qu’une plume de son parti. »

[7Plainte commune qui devait conduire Bayle à la composition de son Eclaircissement sur les obscénitez, publié en appendice de la deuxième édition du DHC en 1702.

[8Sur le plan politique, voir la réponse que Bayle fait à cette critique dans sa lettre à Pierre Bonnet Bourdelot du 18 mars (Lettre 1235).

[9Voir la « lettre de Genève » datée du 8 mars 1697 publiée par Jurieu avec les Réflexions de Renaudot dans l’annexe I de ce volume. Quant à Basnage de Beauval, Renaudot avait sans doute pu lire sa lettre à François Janiçon du 31 janvier 1697 (éd. Bots et Lieshout, n° 62, p.126-127) : « M. Bayle dans son Dictionnaire historique et critique sous l’article de « Pyrrhon », et celui des « Pauliciens », de « David » etc. s’est donné beaucoup de liberté touchant le scepticisme. Je ne suis pas surpris que les devots en soient allarmez ; comme les devots sont de toutes les religions, nous en avons aussy qui murmurent. Mais leur voix est estouffée par celle de tous les gens d’esprit et de bon goust. »

[10Bayle avait en effet promis un exemplaire du DHC à Janiçon. Il est piquant de constater que cet envoi devait se faire avec la complicité des personnes mêmes qui s’activaient à imposer l’interdiction de l’ouvrage en France.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 260359

Institut Cl. Logeon