Lettre 1229 : Pierre Bayle à Jean-Baptiste Dubos

• A Rotterdam, le 7 de mars 1697 [1]

Mr Cuper, bourgmestre de Deventer et l’un de nos meilleurs antiquaires, aiant sceu q[ue] j’avois un ex[em]pl[ai]re de l’ Hist[oi]re des 4 Gordiens me l’a emprunté [2].

Je ne sçai, Monsieur, si vous sçavez que Mr Grévius a reçu ses patentes d’historiographe du roy d’Angleterre [3] ; et, qu’aiant demandé une diminution de travail académique, afin d’avoir le tems nécessaire pour composer en latin l’histoire de ce monarque, on lui a donné un adjoint dans la profession des Belles Lettres, qui fera la moitié des leçons de Mr Grévius. Cet adjoint s’appelle Burman [4]. Il s’est fait connoître par une dissertation De Vectigalibus Romanorum [5], qui n’est pas mauvaise. Il est fils d’un professeur en théologie à Utrecht, qui fit beaucoup de bruit en son tems, et qui allia ensemble le cartésianisme et la théologie. Son fils, dont je parle, a eu soin de l’impression qui s’est faite depuis peu des lettres de Mr Sarrau, précédées de celles de Gudius, et de plusieurs autres [6]. C’est un assez gros in 4°. Il n’y a rien encore de réglé touchant les gages de cette nouvelle charge de Mr Grévius ; mais, on espere qu’au prochain voiage du prince, on vuidera cet article.

Je connois l’auteur des nouvelles notes sur le Catholicon. Il en a fait de semblables sur la Confession catholique de Sanci. Elles furent imprimées avant son Catholicon. Il en tient de toutes prêtes sur Le Baron de Fæneste, et sur Rabelais [7]. Vous ne sçauriés croire combien il est rompu à ces recherches et aux découvertes que cela demande. Il réside actuellement dans une des bonnes villes de France ; mais, je ne vous en dirai pas le nom cette fois ; peut-être aussi ne vous dirois-je rien de nouveau.

Il y a quelque tems que je vous parlai d’ un médecin, qui fait en Frise plusieurs guérisons sans faire rien prendre aux malades [8]. Il se contente de mêler dans leurs urines quelque chose qui les faisoit suër, vomir ou aller à la selle, selon le besoin. Il continuë encore ce manege. On m’a dit qu’il a été domestique d’un grand seigneur italien qui fut mandé* à la cour de Vienne, pour guérir l’empereur, et qui le guérit effectivement. Il a découvert le secret de son maître, et s’est mis à roder depuis par le monde. Mais il n’est pas le seul qui connoisse ce secret. Trois autres le sçavent : l’un est à Leide ; l’autre à Anvers, et le troisieme en cette ville de Rotterdam, depuis deux ou trois mois. On n’a parlé que de lui depuis quelque tems. Sa maison ressemble au lavoir de Bethesda : tous les malades y accourent. Il est certain, qu’il a guéri des personnes, et qu’il a fait suër quantité de gens. Les médecins crient contre lui, avec la derniere fureur ; et, comme il y a en ce païs plus de gens que partout ailleurs, qui ont l’habitude de nier comme impossible tout ce qu’ils ne comprennent pas, il se trouve bien des personnes, qui tiennent le même langage que les médecins. Mais, ne pouvant nier les faits, sçavoir que des malades n’aient sué, ils disent que c’est l’effet d’une imagination prévenue. Pour moi, je ne tiens pas impossible, que physiquement parlant, on ne fasse suër un homme en mettant quelque chose dans son urine.

On a imprimé en Angleterre quelques nouveaux livres de Mr Malpighi, avec la vie de l’auteur, faite par lui-même [9]. C’est un in folio. On vient d’imprimer à Leyde cinq ou six traités de médecine très curieux de Mr Bellini [10], sur le mouvement du cœur, la respiration du fétus, la nature de l’œuf, et la manière dont l’animal s’y forme, s’y nourrit et s’y vivifie. Ce médecin philosophe à peu près de la manière de Pitcarnius, médecin écossois, qui a été quelque tems professeur à Leyde [11], et qui se retira de cette charge, sans dire adieu à personne. Ses leçons ne plaisoient pas, quoiqu’elles fussent fort singulières, et fort relevées : mais, il y mêloit trop de méchanique, et trop de géométrie.

Il nous est venu d’Angleterre une relation latine de la derniere révolution [12] ; cet ouvrage est estimé ; et une nouvelle édition de Censorinus De Die Natali, qui est très belle [13]. Mr Henninius continue avec chaleur sa traduction de l’ Histoire des grands chemins [14]. Il demande, s’il est vrai que l’empereur Alexandre Sévere ait fait un Itinerarium persicum [15] ? On m’a consulté sur cela, et j’ai avoüé mon ignorance, n’aiant point encore oui parler d’un tel ouvrage.

Je ne vous parle pas de l’ Histoire des favorites, qui paroit ici depuis quelque tems [16]. Elle contient une partie des choses qu’on a déjà vues dans les Galanteries des rois de France [17] ; et, sur les autres personnages, tout y paroit romanesque. Des relations historiques, et sans intrigues faites à plaisir, de la vie des maîtresses des princes par toute l’Europe, anciennes et modernes, feroient un très bon ouvrage.

Mr de La Placette vient de donner quelques traités sur des cas de conscience, comme le mensonge, l’usure, la restitution, le Moderamen inculpataæ tutelæ, etc [18]. On a deux harangues latines de Mr Gronovius : l’une, De Initio et incrementis urbis Leidensis [ sic] ; l’autre, De Clivo capitolino [19]. Il prétend que Ryckius, qui a traité si doctement du Capitole, et dont il a fait reimprimer l’ouvrage depuis un an [20], a oublié de parler de certaines choses très curieuses et notables.

Je n’ai plus qu’un livre nouveau à vous annoncer. Il a pour titre Scepticismus debellatus. C’est un ouvrage de Mr de Villemandi [21], qui étoit professeur en philosophie à Saumur, quand l’édit de Nantes fut révoqué, et qui est présentement à Leyde directeur du college wallon. Il y a de l’érudition dans cet ouvrage et d’assez bonnes raisons. Le P[ère] Mallebranche , et Mr Poiret, y sont attaqués.

Il a couru dans le Païs-Bas un mémorial qu’on doit traduire en espagnol, pour être montré à la cour d’Espagne. C’est une courte déduction des différens ecclésiastiques, qui regnent depuis cinquante ans entre les jésuites et les docteurs de Louvain, et des moiens de les terminer. On y cite souvent le cardinal d’Aguirre, comme étant dans les principes que les jésuïtes rendent odieux, en nommant rigoristes ceux qui les suivent. Ce mémorial est l’ouvrage d’un janséniste ; du père Quesnel, peut-être [22].

Je ne vous parle point d’un autre petit livre, que j’ai vu. C’est la réponse, que les jésuïtes ont faite à la requête que les carmes ont présentée à Sa Majesté catholique, aux fins que le silence soit imposé sur les matieres, qui ont fait censurer les Acta Sanctorum, à Tolede [23]. Les jesuïtes montrent qu’il n’y a rien de plus injuste que cette demande ; et représentent au roi d’Espagne, que l’Inquisition a été quelquefois surprise, et a révoqué ses foudres, quand les auteurs condamnez ont eu le tems de montrer leur innocence.

On vient de m’apporter le Manifeste du roi Jaques , avec une Réponse, qu’on y a faite [24] ; le tout est imprimé ensemble ; c’est-à-dire, un morceau du Factum, et puis la Réponse. Je n’ai pas eu le tems de le lire. J’apprens de divers endroits, que quelques-uns de vos sçavans, et beaux esprits de Paris, se déchainent contre mon Diction[n]aire [25]. Quelques-uns le font aussi en ce païs, et à Londres. Je voudrois bien que quelqu’un m’apprit sincèrement, sur quoi on se fonde ; je n’entends parler de cela que d’une maniere vague, dont je ne puis profiter.

Je suis, etc.

Notes :

[1Nous ne connaissons comme manuscrit de cette lettre que la copie d’extraits dont P. Denis ( RHLF, 19 (1912), p.924, n.1) affirme qu’elle est de la main de Dubos. Cette identification de l’écriture nous paraît erronée et la copie comporte une lacune importante (voir ci-dessus, note critique c) par rapport aux éditions du XVIII e siècle – ce qui serait incompréhensible si la copie était de Dubos. Nous prenons donc comme texte source l’édition de Marchand et signalons les variantes significatives par rapport à la copie. Les éditions de Marchand (CXLI, ii.542-548), de Des Maizeaux (Lettre CLX, ii.628-635) et des OD (CXCI, iv.731-733) n’identifient pas le destinataire et omettent la première phrase de la lettre telle que nous la connaissons par la copie. Cependant, même si la copie n’est pas de la main de Dubos, l’identification du destinataire comme étant Jean-Baptiste Dubos nous paraît justifiée par les arguments d’A. Lombard, La Correspondance de l’abbé Dubos, p.27 : Bayle parle à son correspondant du médecin de Frise qui guérit en introduisant une substance dans l’urine (voir Lettres 1156 et 1160) et de l’ Histoire des grands chemins de l’empire romain de Bergier (voir Lettre 1148). Voir aussi la lettre de Bayle à Janiçon du 21 mars 1697 (Lettre 1238) : « M. l’abbé Du Bos me marque qu’il a donné pour moi à M. Le Pelletier un paquet concernant les nouveautés courantes », et celle adressée à Janisson du Marsin du 8 avril (Lettre 1243) : « Nous n’avons rien de nouveau c’est pourquoi je n’ai pas repondu à la derniere lettre de Monsieur l’abbé Du Bos. Je vous prie, si vous le voyez, de l’asseurer de mes respects et de lui dire que je n’ai point de nouvelles du paquet qu’il m’a envoié par Monsieur Le Pelletier. »

[2Gijsbert Kuiper faisait partie depuis longtemps du réseau des correspondants de Bayle, mais il était resté distant et méfiant lors de la bataille entre Bayle et Jurieu : voir Lettre 871.

[3En tant qu’historiographe du roi, Grævius fut déchargé de son enseignement mais garda son salaire de l’université d’Utrecht.

[4Sur Pieter Burman, voir Lettre 1218, n.1 ; il était devenu professeur de droit romain à Utrecht en 1695 ; il devait être nommé à Leyde en 1715.

[5Sur cet ouvrage de Burman, voir Lettre 1004, n.9.

[6Sur l’impression de ces ouvrages de Burman, voir Lettre 1068, n. 8, et sur celle des lettres de Marcus Gudius, voir Lettre 1068, n.8.

[7Sur Jacob Le Duchat, auteur de ces publications, voir Lettre 938, n.1.

[8Sur ce médecin de Frise, Hendrik van Deventer, voir Lettres 1156, n.26, et 1160, n.12. Dans le JS du 13 janvier 1698, parut un compte rendu de l’ouvrage intitulé Lettre à M. *** sur l’impossibilité des opérations sympathiques. Par M. L***, docteur en médecine (Rotterdam 1697, 12°) : « Un empirique hollandais pretend qu’ayant de l’urine qu’un malade aura faite vers le matin, y met[t]ant une poudre quoique le malade soit éloigné de plusieurs lieuës, il le fera suer, vomir et purger ; et le guerira par cette voye des maux les plus incurables, com[m]e de la gout[t]e, de l’epilepsie, de la pierre dans la vessie. Trois principes reçus par tous les filosofes font voir la fausseté et l’impossibilité de ce fait par rapport aux loix de la nature. »

[9Marcello Malpighi (1628-1694), Opera posthuma, figuris Æneis illustrata. Quibus præfixa est ejusdem vita à seipso scripta (Londini 1697, folio) ; voir le compte rendu de Basnage de Beauval, HOS, mai 1698, art. V.

[10Lorenzo Bellini (1643-1704) était un médecin et anatomiste de renom, professeur à Pise, médecin personnel de Cosme III de Médicis à Florence et conseiller médical du pape Clément XI. En 1696, chez Cornelis Boutesteyn, parurent les Opera aliquot, [...] ad Archibaldum Pitcarium [...] (Lugduni Batavorum 1696, 4°), de Bellini. Voir G. Weber, L’Anatomia patologica di Lorenzo Bellini, anatomico (1643-1704) (Firenze 1998).

[11Archibald Pitcairn (1652-1713), médecin écossais qui devint professeur de médecine à l’université de Leyde en 1692. L’année suivante, il retourna à Edimbourg pour se marier et y établit une pratique médicale très prospère.

[14Sur la traduction par Henninius de l’ouvrage de Nicolas Bergier, voir Lettres 1031, n.9, 1105, n.32, et 1125, n.33.

[15Voir les références antérieures à cette question : Lettres 1221, n.12, et 1223, n.4. Nous n’avons trouvé que deux attributions d’un tel titre : Itinerarium Persicum (Francof[urti] 1601, folio) : l’ouvrage publié chez Wechel est attribué à Josephus Barbarus ou à Ambrosius Contarenus.

[16Anne de La Roche-Guilhem, Histoire des favorites, contenant ce qui s’est passé de plus remarquable sous plusieurs règnes (« Constantinople » s.d. [1697], 12° ; Amsterdam 1698, 12° ; éd. E. Höhner et al., Saint-Etienne 2005).

[17Claude Vanel, Galanteries des rois de France, depuis le commencement de la monarchie jusques à présent (Bruxelles 1694, 8°, et 12°, 2 vol.) ; et une nouvelle édition sous le titre Intrigues galantes de la cour de France (Cologne 1695, 8°, 2 vol.).

[18Jean de La Placette, ministre à Copenhague, Nouveaux essais de morale (Amsterdam 1692-1697, 12°, 4 vol.).

[21Sur Pierre de Villemandy et son ouvrage Scepticismus debellatus, voir Lettre 1217, n.4.

[23Il s’agit de la condamnation par le tribunal de l’Inquisition de Tolède, à l’instigation des carmes, des quatorze premiers volumes de la collection des Acta sanctorum des jésuites bollandistes Daniel van Papenbroeck et Godefroid Henschens, dit Henschenius (Antverpiæ 1643-1960, folio, 68 vol.). Sur ce conflit, voir aussi Lettres 1105, n.51, 1120, n.12, et 1137, n.29. Cependant, nous n’avons su identifier le petit volume dont il est fait mention ici, la querelle entre les deux ordres ayant généré de très nombreux petits traités.

[24Manifeste du dernier roi Jacques II, avec la reponse où on fait voir evidemment la foiblesse et l’invalidite de ces raisons, traduit de l’anglois (Londres 1697, 12°).

[25Bayle avait entendu parler du Jugement de Renaudot (voir Lettre 1219), mais il ne l’avait pas encore lu et n’avait pas encore reçu la lettre de Renaudot à François Janiçon du 5 mars (Lettre 1228) que devait lui recopier Janisson du Marsin dans sa lettre du 15 mars et du 1 er avril (Lettre 1240).

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