Lettre 1233 : Pierre Bayle à John Turner

[Rotterdam, le 15 mars 1697]

J’ai lu avec une extreme satisfaction, Monsieur, les belles choses qu’il vous a plu de m’ecrire soit en faits, soit en reflexions, et je vous en suis infiniment redevable [1]. Je vous le suis pareillement de la bonté que vous me temoignez, et de la justice que vous me rendez en meme tem[p]s quand il s’agit de repousser les calomnies de certains esprits temeraires qui accusent de n’avoir point de religion tous ceux qui rap[p]ortent librement ce que la raison humaine peut op[p]oser à la foi [2]. Ils devroient prendre garde que quand je rap[p]orte de telles choses, j’y ajoute ce correctif, c’est que nous devons ap[p]rendre par la foiblesse de nos lumieres naturelles, qu’il faut recourir à celles de la revelation, et se soumettre humblement à l’autorité de Dieu et lui demander la direction de sa grace. Peut on rien dire de plus orthodoxe, et de plus conforme aux principes de l’antipelagianisme[?] Vous me faites et vous me ferez toujours beaucoup de plaisir en m’ap[p]renant les diverses objections que l’on fait contre mon livre. Je suis convaincu pl[us] qu’homme du monde que c’est un ouvrage plein de defauts et d’irregularitez.

Vous me fournissez de quoi allonger l’article de « Cerisantes » bien curieusement. Il est tout dressé selon les memoires que Mr de S[ain]te Helene m’avoit envoiez [3]. Quant à M rs Gaussen et / de Brais [4], je n’en ai point parlé, parce que selon la plainte que j’ai faite en quelque endroit, ceux de la Religion en France ne faisoient rien, ni programme, ni oraison funebre, ni vie, ni preface • à l’honneur de leurs professeurs. Ainsi je n’ai presque jamais trouvé de sources tant soit peu abondantes, c’est en Allemagne qu’on en trouve de fecondes. J’ai dit dans la preface ce qui m’a empeché de parler des hommes illustres de votre nation. Mais, prenez y garde, Camden n’est pas de ceux que j’ai oubliez.

Les trois difficultez que les spinozistes op[p]osent au systeme des orthodoxes s’evanouissent dès qu’on contemple attentivement l’idée de l’etre souvairenement parfait [5]. Cette idée nous ap[p]rend que rien de ce qui est imparfait ne peut etre de soi-meme, il est donc produit par un autre, il est donc fait de rien, et tous les effets que nous y trouvons nous doivent paroitre dignes de la cause infiniment parfaite qui les produit ; si nous y trouvons à redire, c’est faute de savoir con[n]oitre absolument ce qui est digne ou non de l’etre infini. Il me paroit impossible qu’une substance etenduë ait la force de se mouvoir et de penser, d’où je conclus que si les betes sentent, elles contiennent un autre principe que la matiere [6].

Pour ce qui est du sentiment de Mallebranche que nous voions les choses en Dieu, j’en suis tres eloigné [7][ ;] je me persuade que l’ame de l’homme est aussi susceptible de la / modification • qu’on ap[p]elle idée que celle que Dieu lui imprimeroit pour lui faire voir une idée separée. Le P[ère] Mallebranche ne pourroit jamais expliquer comment une idée separée pourroit etre l’objet d’une ame dont elle ne pourroit pas etre une modification. Mais toutes ces matieres demanderoient de plus longs discours que l’on n’en peut enfermer dans une lettre, et s’eclaircissent principalement en conversation, à cause qu’à mesure qu’on avance un eclaircissement on peut ap[p]rendre de celui à qui on parle la dif[f]iculté qui y demeure, et y remedier tout aussi tot. D’ailleurs Monsieur vous etes si eclairé et si rompu dans toutes ces questions de metaphysique que vous n’avez pas besoin de mes discussions. Il suffit que je vous dise en trois mots ce que je crois.

Soiez persuadé je vous en conjure de l’estime avec laquelle je suis Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur
B[ayle]

A Rotterdam le 15 e de mars 1697

 

A Monsieur / Monsieur de La Porte [8] T / Touche / A Londres •

Notes :

[1Bayle répond à la lettre de John Turner de fin février (Lettre 1226).

[2Bayle exprime la position qu’il défendra dans les Eclaircissements : voir H. Bost et A. McKenna (dir.), Les « Eclaircissements » de Pierre Bayle (Paris 2010).

[3Sur l’article « Cerisantes », voir l’apport de Falentin de La Rivière et celui de Turner : Lettres 1162 et 1226.

[4Turner avait signalé l’omission d’articles sur des professeurs qu’il avait croisés à Saumur : « trois excellens personnages dont vous n’avez point parlé, M r[s] Gaussen, de Brais professeurs en theol[ogie] et Le Fevre scavant humaniste » : voir Lettre 1226, n.12, 13, 14.

[5Bayle adopte, de nouveau, pour rassurer son correspondant, une position qui est en contradiction avec ses propres écrits. En effet, il ne fallait pas être un lecteur très attentif de ses œuvres pour constater que les difficultés de « l’idée de l’etre souvairenement parfait » fondent précisément les objections bayliennes à la théologie rationaliste.

[6Conclusion de l’article « Rorarius », qui s’oppose à la thèse cartésienne des animaux-machines.

[7Bayle reprend un argument d’ Antoine Arnauld dans sa bataille contre la « vision en Dieu » de Malebranche : pour Arnauld l’idée est une modification de l’âme, donc elle fait partie de la substance de l’âme. Il nie par conséquent que l’âme puisse concevoir quelque chose à travers une idée (ou représentation) dont elle serait séparée substantiellement et qui résiderait en Dieu. Voir aussi NRL avril 1684, art. II ( OD, i.26ab) et la lettre de Bayle à Des Maizeaux du 16 octobre 1705 ( OD, iv.862a).

[8L.P. Courtines, Romanic Review, 27 (1936), p.108-109, a partiellement édité cette lettre comme étant adressée par Bayle à M. de La Porte. Or, la lettre répond manifestement à celle de John Turner du mois de février 1697 : M. de La Porte est un simple intermédiaire qui fait profiter Turner de sa franchise postale, comme il est indiqué à la fin de sa lettre du mois de février (Lettre 1226). Turner avait demandé que Bayle ajoute la lettre T à l’adresse : Bayle suit cette indication et ajoute le terme « Touche » à la ligne suivante pour des raisons que nous ne pouvons expliquer.

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