Lettre 1235 : Pierre Bayle à Pierre Bonnet Bourdelot

[Rotterdam, le 18 mars 1697]

• J’espere, Monsieur, que vous ne trouverez pas estrange que je prenne la liberté de vous écrire touchant ce qui s’est passé chez Mr le chancelier à l’égard de mon Diction[n]aire [1]. Je n’ay jamais crû que ce chef si illustre et si digne de la Justice permit l’entrée de cet ouvrage, il n’a fait que suivre l’esprit et l’usage des loix du royaume en interdisant le debit de ce livre, et bien loin de me plaindre de cette deffense[,] je le supplierois tres humblement si cela estoit necessaire d’interposer toute son authorité et toute sa vigilange [ sic] pour faire qu’on ne le contrefasse n’y à Geneve n’y à Lion. Je me plains seulement du motif de la defense, tel qu’il a esté suggeré par celuy qui a lû l’ouvrage d’office [2]. Il y a dans son rapport certaines choses que je trouve tres raisonnables et d’autres qui me paroissent déraisonnables.

Je demeure d’accord avec luy, et j’en suis peut estre plus persuadé que luy, que mon ouvrage est tres indigne de l’estime du public, et remply de choses qui ne sont d’aucune importance. Pourquoy donc l’ay-je rendu public ? C’est que j’ay crû que mille et mille personnes qui veulent sçavoir un peu de litterature et qui n’ont ny le loisir ny les talens necessaires pour scavoir beaucoup apprendroient dans mon ouvrage ce qu’ils auroient de la peine d’assembler eux-mesmes. D’ailleurs j’ay crû que ces sçavants s’epargneroient quelque peine par cette lecture, / et qu’ils feroient un bon usage des compilations indigestes et assez crües que je leur fournis[.] Un livre mauvais en luy mesme ne laisse pas d’estre utile aux meilleurs ouvriers. Mais voicy ce qui me paroist inique.

On a dit à M sgr le chancellier que mon Dictionnaire estoit remply d’impietez et d’impuretez et que le Roy y estoit maltraittez [3].

Le dernier de ces trois points est si faux que j’ay tout sujet de craindre que mes ennemis en ce païs ne me fassent des affaires sur la conduitte que j’ay tenuë tant dans les omissions qu’en commissions sur ce grand chapitre.

A l’egard des impietez, je suis surpris qu’un habile homme ne scache pas la difference qu’il faut faire entre rapporter des objections des raisonnemens fournis par la philosophie et approuver ces raisonnemens ou les laisser sans correctifs, si je rapporte en quelques endroits les difficultez que la raison peut fournir contre quelques dogmes de morale et de theologie [4], j’adjouste tousjours que cela nous doit convaincre plus fortement d’une verité évangélique, scavoir que l’homme sans le secours de la grace et sans l’aide de la revelation est le jouët de ses fantaisies et engagé dans la voye de l’égarement, que diroit le rapporteur, si je lui montrois plus d’un volume imprimé en Italie avec l’approbation du S[ain]t Office, et tout remply de ces pretendues impietez ? Jamais tyrannie de l’esprit ne fut plus insupportable que celle que ce rapporteur voudroit introduire, il voudroit que non seulement on crut par les lumieres de la foy les veritez de la religion, mais aussy que l’on ignorast absolument que les lumieres de la philosophie fournissent tels et tels doutes. La derniere de ces deux choses ne doit pas estre exigée d’un homme qui fait profession de philosopher.

Je / passe aux impuretez [5], le monde a tousjours esté si plein de gens débordez qu’il est impossible qu’un dictionnaire historique ne contienne des choses bien vilaines ; mais comme il a tousjours esté permis aux casui[s]tes et aux medecins d’en rapporter, on doit aussy le permettre aux historiens. Lais et Flora [6] doivent estre mises dans un Dictionnaire ; leurs impudicitez doivent-elles est[re] supprimées ? Celles, dis-je, que les anciens livres nous apprennent. Cette pretention est absurde, il suffit que l’historien les rapporte en termes honnestes et qu’il en parle avec blasme et la detestation qu’elles meritent. C’est ce que j’ay observé, et quand mesme j’ay egayé certaines matieres, c’est 1° ou par des passages d’autruy, ou des livres qui sont lûs de tout le monde, ou en termes qui n’ont rien de trop fort. 2° C’est en condamnant tout ce qui n’est pas conforme à la belle et solide prattique des bonnes mœurs.

Je conclus donc, Monsieur, ou qu’il y a trop de malignité dans le rapport, ou une espece d’aveuglement causé par une trop longue habitude avec des principes d’une fausse devotion. Je m’estimerois tres heureux si M sgr le chancelier dont les grands travaux pour les affaires les plus importantes de l’Estat ne permettent pas qu’il examine de telles choses, apprenoit en un moment par vostre moyen que je m’engage à justifier facilement mon ouvrage et ma conduitte sur les trois points cy-dessus marquez.

Notes :

[1Sur le Jugement de Renaudot sur le DHC et l’interdiction de l’ouvrage par le chancelier Louis Boucherat, voir Lettre 923, appendice, n.17. Nous apprendrons par la lettre de Janisson du Marsin du 31 mai (Lettre 1266) que Bourdelot avait envoyé à Bayle le texte du Jugement de Renaudot : c’est ce qui provoque la réaction de Bayle dans la présente lettre.

[2L’abbé Eusèbe Renaudot : voir Lettres 1215, n.3, et 1219, n.1.

[3Il n’y a pas d’allusion au roi dans le Jugement même de Renaudot ; ce n’est que dans sa lettre du 5 mars adressée à François Janiçon que Renaudot évoque « des ordures que la pudeur payenne ne peut pas souffrir ; et diverses choses injurieuses à la France, au roy, etc. et à des personnes ou à des corps qui ne meritent pas de pareils traitemens ». Or, Bayle ne devait connaître le texte de cette lettre que par la copie que Janisson du Marsin lui envoya le 1 er avril. Il se fonde donc ici sur l’ouï-dire, peut-être sur un témoignage du milieu de l’abbé Renaudot.

[4Bayle reprend les arguments défensifs qu’il avait exposés dans sa lettre à John Turner (Lettre 1233).

[5La présente lettre annonce l’ Eclaircissement sur les obscénitez publié en appendice à la deuxième édition du DHC en 1702.

[6DHC, art. « Flora » : « Flora, si nous en croions Lactance, étoit une courtisane, qui aiant gagné de grosses sommes par la prostitution, institua le peuple romain son héritier, et ordonna que les revenus d’un certain fonds qu’elle désignoit servissent à la célébration de son jour natal. ». DHC, art. « Laïs » : « Laïs, fameuse courtisane, étoit d’Hyccara, ville de Sicile. Elle fut transportée en Grèce, lorsque sa patrie eut été pillée par Nicias général des Athéniens. Elle s’établit à Corinthe, qui étoit la ville du monde la plus propre aux femmes de son métier ; et elle y fit un si grand fracas, qu’on ne vit jamais de courtisane qui attirât plus de monde. ».

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