Lettre 1236 : Pierre Bayle à Jean Bruguière de Naudis

[Rotterdam, le] 18 e mars 1697

Pardonnez, M[onsieur] et tr[ès] c[her] c[ousin] à la personne qui vous aime le plus le silence qu’elle a gardé depuis la bonne et tendre lettre que vous m’avez ecrite le 2 de dec[embre] dernier [1]. Je ne repete point les obstacles qui m’ont empeché de vous ecrire, vous en verrez une petite deduction* dans la lettre qui envelop[p]era celle-ci. C’est celle que j’ecris à notre ami de l’Isle de Ré [2], et qu’il vous communiquera sans doute.

Je vous ren[d]s mille graces de la bonté que vous avez de me feliciter d’avoir achevé le Diction[n]aire. C’a eté sans doute un rude travail, mais depuis que l’ouvragre est en vente, je n’ai pas eu moins de fatigues, et j’ai meme mis la main tout aussi tot à la continuation, qui pourra etre[,] si je vis assez[,] d’autant de feuilles que le Diction[naire] [3]. En cas qu’il se vende promptement, il en faudra faire une seconde edition ; je la corrigerai le plus exactement qu’il sera possible et je travaille dejà à ces corrections. J’ai la douleur de voir moins que jamais d’ap[p]arence de vous en envoier un exemplaire comme je le souhaiterois passionnement [4].

Un libraire de Paris vouloit en faire entrer dans le roiaume un bon nombre d’exemplaires ; il en demanda la permission à Mr le chancellier qui lui fit reponse qu’il la donneroit pourveu que le livre ne contint rien contre l’Etat ni contre la religion catholique. Jugez si ces conditions se peuvent trouver dans l’ouvrage d’un protestant qui est en Hollande. Dès que Mr le chancellier eut recu / l’exemplaire que Mr Leers qui a imprimé le livre lui • envoioit en present[,] il le fit examiner par Mr l’abbé Renaudot qui lui a fait un rap[p]ort si desavantageux de l’ouvrage [5], que Mr le chancelier gronda terriblem[en]t le libraire qui lui avoit demandé la permission d’en faire entrer, et qu’il lui dit rudement qu’il en défendroit le debit avec la derniere vigueur. Voila qui fera que non seulement on n’en pourra envoier par mer non pas meme en tem[p]s de paix, mais aussi que les libraires de Lion n’oseront le contrefaire, comme ils y etoient preparez. S’ils l’eussent rimprimé, j’eusse pu facilement vous faire donner des exemplaires de leur edition.

Je vous remercie de la peine que vous avez prise de copier dans les Antiq[uités] de Castres ce qui concerne Daneau [6]. Je vous eusse epargné cette fatigue si j’avois cru que Borel n’avoit rien dit que ce qu’il a dit, il ne se peut rien voir de plus sec, et mille autres livres en disent plus que lui.

Votre zele est une chose que je n’ai garde de ne pas louër et admirer et je • vous felicite des sentimens que vous avez inspirez à vos chers enfans. Ce que je vous ai proposé de Paris ne m’etoit venu dans la pensée qu’en veuë du sejour qu’ils ont fait à Toul[ouse] en y achevant la philosophie. Je crus qu’ayant consenti à ce sejour qui engageoit à bien des demarches anterieures à l’education donnée[,] vous consentiriez à l’autre dont les suittes n’auroient rien de si fort. D’ailleurs je vous proposois cela comme une chose qui faciliteroit les emplois en Anglet[erre] car pour la Holl[ande] il n’y a rien à trouver en ce genre-là. Aions • un peu de patience.

La paix se traite. On attend demain / les ambassadeurs de France à Delf[t] : on ouvrira bien tôt les conferences [7] ; or il se fera peutetre quelque chose de bon pour les reformez de France ; cela nous fournira mille bonnes ouvertures, et je puis vous asseurer que je ne negligerai rien[,] j’aime et j’estime vos deux ainez singulierement : ils font honneur à toute leur parenté et Dieu leur donne des talens qui les rendront un jour illustres dans le monde et dans la République des Lettres. Assurez-les de mes sentimens là dessus ; et ma chere cousine leur mere de la tendresse de mon amitié. Plut à Dieu que la paix nous donne lieu de nous revoir et d’aller respirer l’air natal du moins pour quelques mois. Ap[p]renez moi si Monsieur de Pradals est retourné en Dannemarc avec Mr de Bonrepaux [8].

Le passage que vous m’avez envoié des Caractères ou maximes, etc. m’est con[n]u depuis long tems. C’est sans doute une raillerie bien fine mais dite honnetement, et qui ne souf[f]re point de replique car comment pourrois-je y repondre apres ce qui s’est passé depuis • 1688 [9] ?

Je vous recommande l’affaire pour laquelle l’obligeant Mr Arabet veut bien s’emploier [10]. C’est un abus que d’esperer que Mr Daspe remonte ( quod inter nos dictum sit [11]), je vous prie aussi de faire en sorte, et ma belle sœur me fait prier de vous en solliciter, que l’on vende tout le bien que nous avons au Carla. Il me seroit necessaire de toucher incessamment par une lettre de change ce qui m’y ap[p]artient. Pendant l’impression du / Diction[n]aire je recevois du libraire par quartier de quoi m’entretenir, encore qu’une rente que je devois tirer d’Angleterre, et que j’avois a[c]quise à gros interet ne fut point paiée [12]. Je n’en ai eté paié que pendant 18 mois, il m’en est dû une fois autant, et il n’y a point d’ap[p]arence d’en rien tirer de plusieurs années, ni peut etre jamais. Ce fond manquant, et celui de l’impression, je serois bien aise d’avoir les mille livres qui me doivent venir du patrimoine, et que je pourrois placer plus avantageusement durant la guerre que si la paix se conclut avant la fin de cette année, comme bien des gens le croient.

J’ay trouvé moien d’inserer un petit mot à la louange de Mr l’eveque de Rieux [13] : j’ai quelquefois aussi loüé le savant Mr Baluze [14] qui m’a fourni des memoires et qui m’en promet bien d’autres. Je suis seur que ce prelat meprisera mon ouvrage, aiant le gout aussi epuré qu’il l’a et etant si docte. Mon Dict[ionnaire] est une vaste compilation, où les petites choses et les mauvaises • surpassent les bonnes et les couvrent de leur ombre. Il n’est propre qu’à ap[p]rendre aux jeunes gens, et aux ecoliers mille choses qu’ils n’ont pas eu le tems de trouver par leur propre etude, mais ceux qui ont blanchi sous le harnois des Muses n’y trouveront rien de nouveau pour eux.

La querelle de Mrs J[urieu] et Saurin fut terminée au synode du mois de sept[embre] dernier [15] mais depuis ce tems là il a paru 3 vol[umes] in 8 du dernier sur les matieres de leur dispute [16]. Mr de La Placette vient de publier quelques traittez sur des cas de conscience [17].

Adieu Mr et t[rès] c[her] c[ousin], je suis tout à vous.

Notes :

[1La lettre de Naudis du 2 décembre 1696 est perdue ; la dernière lettre adressée par Bayle à son cousin est celle du 29 octobre 1696 (Lettre 1169) ; nous ne connaissons aucune des lettres de Naudis avant celle du 8 août 1697 (Lettre 1284).

[2Gaston de Bruguière, frère de Jean Bruguière de Naudis ; cette lettre est également perdue.

[3La deuxième édition du DHC comporte, en effet, presque le double des pages de la première. De très nombreux articles ont été corrigés, modifiés et augmentés. Dans la première édition (1697), on trouve quelque 1290 articles ; environ 500 articles ont été ajoutés dans la deuxième édition (1702), et encore 220 environ à la troisième édition (1720), établie après la mort de Bayle d’après les manuscrits qu’il avait laissés. Pour le détail des éditions successives du DHC, voir le document établi par J.-M. Noailly sur le site de la correspondance de Bayle : https://bayle-correspondance.univ-st-etienne.fr/ et en annexe au volume XIV de la présente édition.

[4Les envois se faisaient facilement jusqu’à Paris, où Bayle avait fait parvenir plusieurs exemplaires à ses correspondants (voir la lettre de Jean Anisson du 26 janvier 1697, Lettre 1215), mais l’envoi d’un ouvrage interdit – et de dimensions considérables – en province restait problématique. Voir A. Sauvy, Livres saisis à Paris entre 1678 et 1701. D’après une étude préliminaire de Motoko Ninomiya (La Haye 1972), p.56, n°753, et p. 58, n°783 ; F. Barbier et P. Guignet, Livre et Lumières dans les Pays-Bas français, de la Contre-Réforme à la Révolution (Valenciennes 1987) ; R. Birn, « De Liège à Paris : la route du livre à l’aube du XVIII e siècle », Études sur le XVIII e siècle, 14 (1987), p.11-37 ; J.-D. Mellot, L’Edition rouennaise et ses marchés (vers 1600-1730) (Paris 1998) ; F. Barbier avec la collaboration de S. Juratic et M. Vangheluwe, Lumières du Nord. Imprimeurs, libraires et « gens du livre » dans le Nord au XVIII e siècle (1701-1789). Dictionnaire prosopographique (Genève 2002).

[5Voir en annexe au présent volume le texte du Jugement de Renaudot tel qu’il fut publié par Pierre Jurieu (Rotterdam 1697, 4°) chez Abraham Acher.

[6Voir la lettre de Bayle à Naudis du 29 octobre 1696, où il demande à son cousin de copier le passage dans l’ouvrage de Pierre Borel, Les Antiquitez de Castres, concernant Lambert Daneau : Lettre 1169, n.22.

[7Les négociations de la paix de Ryswick auxquelles prenaient part les plénipotentiaires français Louis de Verjus, comte de Crécy, et Nicolas Auguste de Harlay-Bonneuil, assistés de François de Callières : voir Lettre 1227, n.32. Voir aussi les Annales de la cour et de Paris pour les années 1697 et 1698 (nouvelle édition revûë et corrigée, Amsterdam 1706, 12°, 2 vol.), i.83-91, 172 ss., ii.126-129.

[8Sur Pradals de Larbont, en mission au Danemark auprès de François d’Usson de Bonrepaux, voir Lettre 909.

[9Il s’agit sans doute d’une allusion à la Glorieuse Révolution, mais nous ne saurions préciser la référence aux Caractères de La Bruyère.

[10Les affaires financières de la veuve de Jacob Bayle : voir Lettres 993 et 1064.

[11« que cela soit dit entre nous ».

[12Nous ne connaissons pas le détail de ce prêt de Bayle accordé sans doute à un réfugié en Angleterre.

[13Antoine-François de Bertier, évêque de Rieux, est mentionné, en effet, dans le DHC, art. « Vérone », rem. A, in fine : « Mr Baluze, l’un de ces hommes rares qui sont nez pour le bien de la République des Lettres, et qui outre les productions dont ils l’enrichissent, se plaisent encore à fournir aux autres auteurs toute sorte d’assistances, a eu la bonté de m’envoier ce que l’on va lire [...] J’attendois du même Mons r Baluze un mémoire que je n’ai point reçu touchant Du Pin, évêque de Rieux. Monsieur l’évêque de Rieux [Antoine-François de Bertier], l’un des plus savans et des plus illustres prélats de France, devoit le lui faire tenir. » Il s’agit en fait de Jean De Pins (1470-1537), qui fut évêque de Rieux entre 1522 et 1537. L’échange entre Bayle, Bertier et Baluze à son sujet dut avoir lieu avant la rédaction de l’article « Pin (Jean du) » ; or, la lettre P du DHC fut achevée à la mi-juin 1696, comme en témoigne la lettre de Bayle à Janiçon du 11 juin 1696 (Lettre 1119) : « La lettre P sera achevée cette semaine, ainsi le memoire touchant Du Pin viendra trop tard, mais il ne laissera pas d’etre reçu agréablement, car je serai obligé à donner une suite qui, si j’ai assez de vie, sera aussi grosse que le Diction[n]aire. »

[14DHC, art. « Ossat », rem. A, B, C ; « Selve (Jean de) », rem. A, C, D ; « Vérone », rem. A. Voir aussi la lettre de François Janiçon à Bayle, juillet-août 1693 (Lettre 933), où il annonce qu’il s’adressera à Baluze pour obtenir des éclaircissements sur le terme dinemandi, et la réponse de Bayle à Jean-Alphonse Turrettini du 1 er octobre 1693 (Lettre 948), où il mentionne aussi différents ouvrages de Baluze qu’il compte exploiter. Bayle posait parfois des questions à François Janiçon, qui s’adressa de sa propre initiative à Baluze ; il répondait alors à Janiçon des remerciements que celui-ci relayait à l’érudit limousin : voir Bayle à François Janiçon le 11 mars 1696 (Lettre 1093) et François Janiçon à Bayle le 9 avril 1696 (Lettre 1102). Baluze s’adressa aussi à Bayle lorsqu’il était à la recherche d’un imprimeur pour son édition des lettres des frères Hotman  : voir Bayle à François Janiçon, le 11 juin 1696 (Lettre 1119).

[15Sur cette querelle entre Jurieu et Saurin et sur la décision pacificatrice du synode, voir Lettre 1168, n.17.

[16Sur ces ouvrages d’ Elie Saurin, voir Lettres 1115, n.24, et 1168, n.13.

[17Sur cet ouvrage de Jean de La Placette, voir Lettre 1025, n.6.

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