Lettre 1243 : Pierre Bayle à Jacques-Gaspard Janisson du Marsin

[Rotterdam,] le 8 e d’avril 1697

Vous m’avez fait, Monsieur, un service et un plaisir tres particulier par la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire [1]. Sans cela je courois risque de ne savoir jamais ce que vous m’avez communiqué. Je vous puis asseurer qu’encore que la lettre qui fut ecrite à Monsieur votre pere soit tres propre à echauf[f]er la bile d’un auteur, je l’ai leuë et releuë sans le moindre sentiment de depit ou d’inquietude, aussi tranquille que si je n’eusse rien leu. L’abbé a beau protester qu’il ne s’est point mis en peine de ce que j’ai dit contre les gazettes, je suis persuadé qu’il s’en est piqué [2] ; ce n’étoit point mon intention, car Monsieur votre pere se peut souvenir que j’ai eté prevenu de la pensée que l’abbé n’ecrivoit point la Gazette de Paris, et qu’il la donnoit à faire à un autre [3]. Et d’ailleurs etant tres vrai que depuis que je luis en Hollande, c’est à dire depuis 15 ou 16 ans, je ne lis que les gazettes de ce pays cy, ce n’étoit point à celle de France que j’en voulois. Quoi qu’il en soit, je n’ai eu aucun dessein de chagriner ceux qui ecrivent ces nouvelles ; ils savent eux memes que la politique les contraint de mentir, et ils sont tout les premiers (quand ils y font meure attention) à mepriser leur ouvrage.

Ce qu’il y a de certain, autant que l’on peut repondre de l’avenir, c’est qu’il ne paroîtra point que j’aie eu quelque chagrin du jugement de cet abbé. Jamais homme n’a tant souhaité que moi la conservation des privileges et des libertez de la Republique • des Lettres, et je ne trouve point mauvais qu’il en jouisse et tout autre aussi à mon egard. Je n’en tire aucune consequence ni contre lui ni contre mon livre, car je sai que les plus excellen[t]s critiques sont partagez et meme ap[p]ointez* contraires tous les jours. Les uns meprisent au dernier point ce que les autres admirent. Ils demeurent les uns et les autres de gran[d]s hommes, nonobstant leurs jugemen[t]s opposés. Ainsi je ne rabats rien de l’idée que j’ai toujours eue de la grande capacité de Monsieur l’abbé R[enaudot] ; mais en meme tems je me persuade que le mepris qu’il a pour mon Diction[n]aire n’est • ni une preuve ni un prejugé que ce soit un ouvrage meprisable. Il l’est sans doute, j’en suis tres persuadé, mais ce n’est pas à cause que lui ou tel et tel le croient. Je ne vous dis toutes ces choses que pour vous montrer le peu de fondement qu’on a eu en lui disant que peut etre je chercherois à me venger. C’est à quoi je ne songe pas, ny ne songerai. / Je m’estime tres heureux d’ap[p]rendre par votre lettre que j’ai en votre personne un bon et fidelle ami, et que vous voulez bien marcher en cela sur les traces de Monsieur votre pere [4], dont l’amitié pour moi fait l’une des plus agreables douceurs de ma vie. Soiez persuadé je vous en conjure de ma reconnoissance, et de mon zele ardent pour votre service.

Nous n’avons rien de nouveau, c’est ce qui fait que je n’ai pas repondu à la derniere lettre de Mr l’ abbé Du Bos [5]. Je vous prie si vous le voiez, de l’asseurer de mes respects et de lui dire que je n’ai point de nouvelles du paquet qu’il m’a envoié par Mr Le Pelletier [6]. Aucun François refugié n’osant aller voir à Delf[t] Mrs les plenipotentiaires, ni quelcun de leur suite [7], je n’ai pu aller prendre moi meme ce pacquet chez Mr Le Pelletier. Je recus visite il y a trois jours de trois Messieurs qui sont avec les plenipotentiaires  ; l’un d’eux est petit fils de Mr de La Barde, autrefois ambassadeur en Suisse [8]. Jusqu’ici Mrs les plenipotentiaires ont paru à Delf[t] sans aucun eclat ; toute la Hollande s’entretient de leur modestie, de leur frugalité, et de leur tranquillité ; et quelques uns veulent que cela soit mystérieux. Comme on attend l’arrivée des plenipotentaires d’Anglet[erre] [9] et autres on ne travaille point encore à la paix[.]

Je vous sup[p]lie de faire porter chez Mr Pinsson l’incluse, et cela au nom de la personne sous le couvert de laquelle je vous ecris [10]. Je dis ceci afin que Monsieur Janniçon ne sache pas ce qui se passe entre nous [11].

Vous savez ap[p]aremment que Mr Abbadie a publié une histoire de la conspiration qui fut tramée l’année derniere contre la vie du roi Guillaume [12]. On • en parle avec estime.

Un ministre de l’electeur de Brandebourg a mis en latin cinq ou six sermons anglois contre les athées [13]. Ce sont les sermons que l’on preche tous les ans en execution d’un article du testament de Mr Boyle [14]. Ce grand philosophe laissa un fonds destiné à la recompense d’un predicateur qui feroit tous les ans un discours sur l’existence de Dieu.

Il nous est venu de Leipsic une nouvelle edition de Pausanias en grec et en latin avec les notes de Kuhnius [15]. La Vie de Charles Gustave, roi de Suede, par feu Mr de Pufendorf [16] est en ce pays. C’est un gros in-folio imprimé depuis peu en Allem[agne].

Je ne vous parle point d’un mechant libelle intitulé Le Capucin demasqué ou le religieux en son naturel [17]. Il y a mille sots contes et vilains dans cette piece. Mr Le Clerc vient de publier en deux tomes in 12 son • ouvrage De Arte critica, que tous les doctes souhaitoient beaucoup depuis les morceaux qu’ils en avoient vu dans la Bibliotheque universelle [18].

Je suis, Monsieur, votre tres humble, etc.

Notes :

[1Il s’agit de la lettre du 15 mars et du 1 er avril (Lettre 1240), où Janisson du Marsin avait recopié la lettre qu’ Eusèbe Renaudot avait adressée à François Janiçon le 5 mars (Lettre 1228) concernant son Jugement sur le DHC de Bayle.

[2Sur le ressentiment que Renaudot pouvait éprouver de ce que Bayle s’en fût pris aux gazetiers dans le DHC, voir Lettre 1219, n.3.

[3Renaudot dirigea la Gazette depuis 1679 jusqu’à sa mort en 1720, mais il n’est pas certain qu’il l’ait toujours rédigée lui-même. Claude Bernou (1638 ?-1716) y collabora, sous la direction de Renaudot, jusqu’en mars 1683, date de son départ pour Rome. Il est possible qu’il ait repris la rédaction de la Gazette après son retour en France en juin 1686. Bayle pense peut-être à ce collaborateur de Renaudot. Voir le Dictionnaire des journalistes, s.v. (art. de G. Feyel).

[4François Janiçon, avec qui Bayle était en correspondance depuis 1683.

[5Bayle avait répondu à la lettre de Dubos du 1 er mars (Lettre 1227) par celle du 7 mars (Lettre 1229). Au moins une lettre de Dubos s’est perdue au mois de mars et sans doute aussi au mois d’avril, car, dans sa lettre du 2 mai (Lettre 1250), Bayle évoque un éloge de Claude Le Peletier, qui ne nous est pas parvenu.

[6Voir la lettre de Bayle à François Janiçon du 21 mars (Lettre 1238) : « Monsieur l’ abbé Dubos me marque qu’il a donné à Monsieur Lepelletier un pacquet pour moi concernant les nouveautés courantes. » Sur Claude Le Peletier, ministre d’Etat, qui devait quitter son poste au mois de septembre 1697, voir Lettre 1102, n.4.

[7Sur les plénipotentiaires français arrivés à Delft pour les négociations de la paix de Ryswick, voir Lettre 1227, n.33.

[8Jean de La Barde (1602-1692), baron de Marolles, ambassadeur ordinaire (1648-1660) et extraordinaire (1661-1663) de France à Soleure. Bayle lui consacre un article du DHC, « Barde (Jean de La) », article auquel a contribué Antoine Lancelot, bibliothécaire du collège des Quatre Nations ; il n’y fait pas mention du petit-fils. Sur Jean de La Barde, voir le Dictionnaire historique de la Suisse, s.v., (art. d’ A. Schluchter).

[9Les plénipotentiaires britanniques aux négociations de la paix de Ryswick étaient Willem Bentinck, Lord Portland, son beau-frère Edward Villiers, earl de Jersey, Thomas Herbert, earl de Pembroke, et Sir Joseph Williamson. Voir aussi Lettre 1270, n.18.

[10Il s’agit sans doute de Basnage de Beauval ou de Leers, tous deux en relation constante avec leurs correspondants parisiens.

[11Janisson du Marsin avait écrit à Bayle à l’insu de François Janiçon, son père : voir Lettre 1240. La discrétion de Bayle vise tout simplement à éviter que François Janiçon ne se rende compte qu’il entretient une correspondance également avec son fils : il fait donc porter une lettre de sa part à Pinsson des Riolles par Janisson du Marsin en faisant croire qu’elle vient d’un autre correspondant, sans doute Basnage de Beauval ou bien Reinier Leers.

[12Jacques Abbadie, Histoire de la dernière conspiration d’Angleterre, avec le détail des diverses entreprises contre le roy et la nation, qui ont précédé le dernier attentat (Londres 1696, 8°). Sur l’auteur, voir Lettres 164, n.35, et 238, n.16 ; sur l’ouvrage, voir Lettre 1267, n.11 ; sur l’attentat, voir le Mercure historique et politique, mars 1696, p.314-347.

[14Robert Boyle, décédé en 1691, fonda par un legs une série de sermons contre l’incroyance qui furent désignés comme les Boyle lectures. Richard Bentley prêcha le premier, en 1692, sa Confutation of atheism from the origin and frame of the world. Part I : A sermon preached at St Mary-le-Bow, October the 3d. 1692 (London 1692, 4°) ; il fut suivi en 1693 et 1694 par Richard Kidder (1633-1703), évêque de Bath et de Wells, sous le titre A Demonstration of the Messias, in which the Truth of the Christian Religion is proved, especially against the Jews (London 1694, 1699, 8°) ; en 1695 et 1696, par John Williams (1636 ?-1709), évêque de Chichester, dont les Twelve sermons furent publiés ensemble quelques années plus tard (London 1708, 8°) ; en 1697, par Francis Gastrell (1662-1725), évêque de Chester, sous le titre The Certainty and necessity of religion in general : or, the first grounds and principles of humane duty establish’d ; in eight sermons preach’d at S. Martins in the Fields (London 1699, 1703, 8° ; London 1726, folio). Voir M.C. Jacob, The Church and the Boyle lectures : the social context of the Newtonian natural philosophy (Cornell University 1969) ; J.E. Force, William Whiston, honest Newtonian (Cambridge 1985).

[15Sur cette édition de Pausanias, imprimée à Leipzig, voir Lettre 1105, n.28.

[17Il s’agissait d’un « libelle » assez ancien : Le Capucin démasqué par la confession d’un frère de l’ordre (Cologne 1684, 12°).

[18Sur cet ouvrage de Le Clerc, voir Lettre 1217, n.7. Dans la BUH, Le Clerc consacrait régulièrement une rubrique aux ouvrages de critique ; Bayle pense ici à deux dissertations de Le Clerc, « Essai critique, où l’on tâche de montrer en quoi consiste la poesie des Hebreux », BUH, mai 1688, art. VIII, et « Regles de critique pour l’intelligence des anciens auteurs », BUH, août 1688, in fine.

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