Lettre 1247 : Michel Le Vassor à Pierre Bayle

• A Londres ce 13/23 avril 1697

Quoique je sache fort bien, Monsieur, que vous êtes maintenant occupé à preparer un supplement à votre savant Dictionnaire [1], j’espere que vous ne trouverez pas mauvais que je vous detourne un moment avant que je parte pour la campagne. Je vas dans la province de Sommerset chez Mylord Pawlet  [2], où je passerai l’esté. Si vous avez quelque chose à me faire savoir, vous pour[r]ez m’adresser toujours vos lettres chez M. Vaillant [3].

Je travaillerai là à loisir sur nos memoires de Vargas [4]. Je vous prie de savoir de M. Leers s’il voudroit les imprimer. Je croi qu’il faudroit les donner en espagnol et en françois : mais je ne sai si vos libraires voudront les imprimer de la sorte. S’ils ne le vouloient pas, il seroit inutile de les faire copier exactement. Il faudra joindre au texte une preface longue et des notes pour eclaircir quelques endroits et pour defendre Fra Paolo contre Pallavici[n] [5][.] L’ouvrage sera dedié à M. Trumbull [6] : car ce sont des • memoires qui lui appartiennent. Il croit en avoir encore d’autres ; mais il faut attendre qu’il puisse aller à sa maison de campagne pour les chercher. Si M. Leers veut entreprendre cet ouvrage, sachez je vous prie s’il veut faire la depense que coutera une copie exacte de l’espagnol, et quelles conditions il veut proposer à l’auteur. S’il veut donner quelque chose par feuille ou autrement. Quoique la chose doive couter de la peine et du travail, je • ferai • la meilleure composition qu’il me sera possible.

On dit qu’on a en Hollande des memoires manuscrits du cardinal Seripand qui fut un des legats à la 3 e tenuë du concile [7]. Si vous • connoissez celui qui les a, tachez / de savoir, je vous en prie, si on n’y trouveroit rien qui pust confirmer ce que M. de Lansac, ambassadeur de France [8], et Fra Paolo disent de la maniere dont on traitoit les choses sous Pie 4, et du peu de liberté qu’on avoit dans le concile ; et si on vouloit donner quelques extraits des lettres du cardinal Seripand, en cas qu’on y trouve quelque chose de ce que je marque, ce seroit une bonne affaire, parce que le temoignage de Vargas, de Lansac, et de Seripand fermeroient la bouche aux defenseurs de ce miserable concile. Il est bon de l’attaquer de temps en temps, pour empescher la prescription et l’autorité que l’age lui peut acquerir. On m’a dit que c’est M. de Wit [9] qui a ce manuscrit de Seripand.

Je ne vous dis rien de ce qu’on pense ici de votre Dictionnaire, vous pouvez juger que les jugemen[t]s sont differen[t]s comme en Hollande et ailleurs. Vos amis n’y auroient pas tant voulu de gaillardises, ni de discussions critiques ou chronologiques sur la vie de certaines gens, aux quelles on ne pense plus gueres ; mais les Anglois sur tout ont crié contre ce que vous dictes quelques fois en faveur du pouvoir absolu et arbitraire, qu’ils appel[l]ent tyrannie [10]. L’obeïssance passive n’est plus goutée ici, et il n’y a plus que les jacobites outrez qui la soutiennent. On veut qu’en plusieurs endroits vous aiez blamé la revolution derniere sans en parler directement [11]. On a dit ici que le livre est defendu en France, et qu’on écrit contre vous en Hollande [12]. L’ouvrage, dit on, sera divisé en trois parties, la religion, les bonnes mœurs, et la politique. Je ne doute point qu’il n’y ait plus de / malignité que de solidité dans l’ouvrage, s’il est vrai qu’on ait ce dessein. Je vous prie de m’éclaircir sur ce fait et sur celui qui regarde la France. Pour moi j’admirerai toujours la belle varieté de choses, l’étenduë de vos rares connoissances, et les reflexions justes et exactes qui se rencontrent presque dans tous les articles. Si on avoit retranché quelque chose qui peut être un peu trop libre, je croi qu’il faudroit regarder les endroits de Brantome que vous citez [13], et quelques autres comme des choses dites pour egaier et pour délasser, et pour plaire à certaines gens qui ne veulent point d’un livre à moins qu’ils n’y trouvent de quoi rire et se divertir.

Pardonnez moi la liberté que je pren[d]s et croiez que je suis • tout à vous sans aucune reserve.
Le Vassor

 

A Monsieur / Monsieur Bayle chez Monsieur / Leers Marchand Libraire / A Rot[t]erdam / Hollande

Notes :

[1Bayle avait commencé à préparer des suppléments et de nouveaux articles pour une nouvelle édition du DHC tout en rédigeant et en faisant imprimer la première : voir Lettre 1167, n.5. Bon nombre de commentaires de ses correspondants arrivèrent trop tard pour la première édition et durent attendre la publication de la deuxième édition en 1702.

[2On pourrait être tenté de supposer que le « Mylord Pawlet » mentionné ici était de la famille d’ Anthony Ashley Cooper (1621-1683), qui fut créé baron Cooper de Pawlett (ou Paulet) et premier earl de Shaftesbury le 23 avril 1672. Puisque son titre passa à son fils, Anthony Ashley Cooper (1652-1699), deuxième earl de Shaftesbury, il s’agirait alors d’un premier contact, indirect, avec le célèbre auteur (1671-1713) des Characteristicks, troisième earl de Shaftesbury, qui allait devenir un correspondant de Bayle en 1699. Mais cette identification est exclue, comme aussi celle avec la famille de Charles Paulet, premier duc de Bolton. Grâce à l’obligeance de Christine Jackson-Holzberg, éditrice de la correspondance de Shaftesbury, nous pouvons affirmer que Le Vassor devait séjourner dans le Somerset chez la famille de John (1668-1743), 4 e baron Poulett et, à partir de 1706, 1 er earl Poulett ; il était neveu de Lord Pembroke. Il devait par la suite accomplir un voyage aux Provinces-Unies en compagnie d’ Alexandre Cunningham : voir la lettre d’ Edward Jocelyn à Locke du 12 décembre 1696 (éd. de Beer, n° 2161) et la lettre de Dubos du 26 février 1699 (Lettre 1420). Voir aussi Lettre 1420, n.3.

[3François Vaillant, libraire à Londres : voir Lettre 1178, 1189.

[5Sur l’ Histoire du concile de Trente de Pietro Sarpi et la critique du cardinal Sforza Pallavicino, voir Lettres 89, n.40, et 475, n.5.

[6Sir William Trumbull, secrétaire d’Etat, protecteur de Le Vassor : voir Lettre 1078, n.2.

[7Girolamo Seripando (1493-1563), archevêque de Salerne en 1554, participa au concile de Trente et fut nommé cardinal et légat en 1561, peu de temps avant de mourir.

[8Louis de Saint-Gelais (1514-1589), seigneur de Lansac, gouverneur de François II et de Charles IX, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège. Voir C. Sauzé de Lhoumeau (éd.), Correspondance politique de M. de Lanssac (Louis de Saint-Gelais) 1548-1557 (Poitiers 1904).

[9Johan de Witt, secrétaire de la ville de Dordrecht, possédait une bibliothèque particulièrement riche : voir Lettres 504, n.1, et 927, n.1.

[10C’est surtout dans l’ Avis aux réfugiés que Bayle avait défendu, anonymement, la thèse du pouvoir absolu du souverain ; dans le DHC, la même thèse s’exprime dans les articles « Bodin (Jean) », rem. P ; « Hobbes (Thomas) », rem. C, E ; « Hotman (François) », rem. H, I ; « Knox (Jean) », rem. H ; voir aussi la « Dissertation concernant le livre d’Etienne Junius Brutus, imprimé l’an 1579 » (sous forme d’article dans le Projet et dans le DHC, vol. IV, annexe) et l’index du DHC aux termes « Monarques », « Princes », « Rois », « Souverains ».

[11Le Vassor pense sans doute à l’article « David », puisque Guillaume III y était présenté comme « l’homme selon le cœur de Dieu » : voir W. Rex, Essays on Pierre Bayle and religious controversy (The Hague 1965), et H. Bost et A. McKenna, L’« Affaire Bayle », Introduction, p.42-47, et 62-66.

[12Nous n’avons pas trouvé trace d’une critique néerlandaise du DHC ; il s’agit peut-être tout simplement de l’annonce de la publication par Jurieu du Jugement de Renaudot : nous publions ce texte en annexe au présent volume. Bayle devait y répondre par ses Réflexions, auxquelles Jurieu répliqua par une Lettre sur les « Réflexions » contre le « Jugement du public sur [...] le “Dictionnaire” du sieur Bayle » ([Rotterdam 1697], 4°) : voir F.J.R. Knetsch, Pierre Jurieu. Theoloog en politikus der Refuge (Kampen 1967), p.343 ; Kappler, Bibliographie de Jurieu, n° 29, p.139.

[13Bayle allait s’expliquer assez vertement sur ce point dans l’ Eclaircissement sur les obscénitez en annexe de la deuxième édition du DHC ; voir aussi la Lettre 1235 (et n.6), où Bayle s’en s’en justifiait à Pierre Bonnet Bourdelot.

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