Lettre 1250 : Pierre Bayle à Jean-Baptiste Dubos

A Rotterdam, le 2 de mai 1697

Je savois, Monsieur, que le prétendu abbé albigeois étoit le savant Mr Toinard ; mais, à la honte de nos libraires, nous n’avons rien vu ici de ce qu’il a fait contre le Pere Bouhours [1]. Je crois bien qu’il y a eu des particuliers, qui ont vu ce livre ; je dis seulement, qu’on ne l’a point pu acheter chez les libraires. Ne fera-t-il point quelque chose contre la version du Nouveau Testament de ce jésuïte [2] ?

L’éloge que vous me faites de Mr Le Pelletier des Forts [3] me donne beaucoup d’impatience d’avoir l’honneur de le saluer. Sa sagesse et sa modestie, dans un âge où tant d’autres sont à la fois et fort insolens et fort polissons, (je n’entens pas ce dernier mot, je rapporte vos paroles) sont d’autant plus estimables, que vous savez la maxime, contraria juxta se posita, etc [4]. Je puis vous assurer que je n’ai encore ouï tenir aucun discours, qui porte à croire qu’aucun de la suite des plénipotentiaires de France ait fait ou dit quelque chose qui sente le jeune étourdi. On se loüe beaucoup de l’ honnêteté* et de la modestie de tous ces Messieurs.

Il ne se peut rien voir de plus juste que vos réflexions sur l’abus, qui se commet en France au préjudice de l’histoire, par tant de relations romanisées que l’on y publie [5]. Je prévois, comme vous, que la postérité y pourra être bien duppée, et surtout s’il arrivoit quelques siecles de barbarie, et puis une nouvelle résurrection de science.

Le titre d’un livre, que Mr Spanheim de Berlin publia pour la troisieme fois, il y a plus d’un an, Discours sur la crêche de Jésus Christ [6], ne vous paraîtra pas attraiant par rapport à l’érudition ; cependant, je vous puis dire qu’on y en trouve beaucoup. On en trouvera infiniment davantage dans le Callimaque qu’il fait imprimer à Utrecht [7], et qui sera en vente au prémier jour. C’est Mr Grævius qui a eu soin de cette édition. C’est un ouvrage, qui paroîtra sous le nom de feu son fils [8], et les notes de Mr Spanheim serviront d’appendix.

Je ne sai si vous connoissez en France les Ephemerides Persarum, publiées à Au[g]sbourg, il y a environ un ou deux ans, par Mr Beck [9]. C’est un in folio, qui contient la traduction d’un manuscrit trouvé à Essek, lors que les Allemans le prirent en 1687 : laquelle traduction l’auteur a illustrée par de vastes commentaires, où il se trouve beaucoup de litterature orientale. Je crois que Mr Toinard aura connoissance de cet ouvrage. Il y a bien de la chronologie selon les diverses époques du Levant.

On a imprimé à Francfort, l’année passée, un in folio, qui est l’ouvrage de Grotius De Jure belli et pacis, avec les commentaires de Joh. Tesmarius et les notes d’ Ulric Obrecht [10]. Le journal de Mr Chauvin, qu’il fait maintenant à Berlin, en parlant de cet ouvrage [11], donne une longue liste de tous les auteurs qui ont commenté, critiqué, imité, ou traduit ce livre de Grotius. Mr Chauvin n’est point l’auteur de cette liste ; il avoüe lui-même qu’il la donne telle qu’on la lui a communiquée.

Vous savez sans doute, que la dissertation de Mr Spanheim De Vesta et Pritanibus Græcorum, publiée avec les Medailles de Mr Seguin, a eté insérée fort augmentée, dans le V [e] volume du Trésor des antiquitez romaines, que Mr Grævius compile et publie à Utrecht [12]. A son exemple, Mr Gronovius va compiler et publier un Thesaurus Antiquitatum Græcarum, en plusieurs volumes [13]. On imprima à Leipsic, l’année passée, un livre posthume de Kortholt, professeur en théologie à Kiel. C’est un Abrégé de l’histoire ecclésiastique, depuis Jésus Christ jusqu’à ce tems [14] ; où, sans doute, on ne voit rien qui ne soit en mille autres livres. Vous serez surpris qu’un Suisse ait fait des observations de très bon goût sur le faux brillant de l’éloquence, dans une piece qu’il intitule De Meteoris orationis. Il est professeur en eloquence à Bâle, et se nomme Wérenfells [15]. C’est lui qui publia, il y a quelques années, une dissertation sur les disputes de mots, De logomachiis, de laquelle vous aurez pu voir l’extrait dans la Bibliotheque universelle [16]. Je m’assure que vous en aurez conçu une bonne opinion de l’auteur.

Je ne sai si vous savez que Mr le duc de Brunswic, Rodolphe Auguste, qui aime et qui entend les sciences, fait travailler à une Histoire du concile de Constance, qui contiendra cinq ou six volumes in folio. Il a chargé de ce soin un professeur de Helmstad, nommé von der Hardt [17]. On a déjà vu plusieurs parties du I [er] volume. Ce ne sont que des traités sur les desordres de l’Eglise en ce tems-là, comme vous diriés les écrits de Nicolas de Clémangis, un traité de la nécessité d’un concile, par Pierre d’Ailli [18]. Il est vrai que Mr von der Hardt donne ces pieces sur les meilleurs manuscrits, et les illustre de notes.

Je suis, etc.

Notes :

[2Sur cette traduction du Nouveau Testament par le Père Bouhours, voir Lettre 1128, n.20.

[3Aucune des lettres connues de Dubos ne comporte d’éloge de Michel Robert Le Peletier des Forts (1675-1740). A en juger par la suite de ce paragraphe de Bayle, Le Peletier des Forts avait apparemment fait partie de la suite de l’un des trois plénipotentiaires aux négociations de la paix de Ryswick, Louis de Verjus, comte de Crécy, Nicolas Auguste de Harlay-Bonneuil et François de Callières. Sur ces négociations, voir aussi Lettre 1227, n.33.

[4Contraria juxta se posita [magis elucescunt] : « Quand deux contraires sont juxtaposés, ils s’éclairent l’un l’autre. » Aphorisme scolastique, repris dans le DHC, art. « Marcionites », rem. D.

[5Le 1 er mars (Lettre 1227), Dubos avait déclaré, à propos de la mode des contes de fées : « Nostre siecle est devenu bien enfant sur les livres ; il lui faut des contes, des fables, des romans et des historiet[t]es. » Dans sa réponse du 7 mars (Lettre 1229), Bayle avait fait la remarque suivante : « Des relations historiques et sans intrigues faites à plaisir, de la vie des maîtresses des princes par toute l’Europe, anciennes et modernes, seroient un tres bon ouvrage. » Mais aucune réflexion plus précise concernant les « abus » des « relations romanesques » n’apparaît dans les lettres qui nous sont parvenues : il s’agit donc ici, sans doute, d’une remarque dans la lettre perdue de Dubos : voir ci-dessus, n.3.

[6Ezéchiel Spanheim, Discours sur la creche de Nostre Seigneur (Genève 1655, 12° ; 2e éd., Cologne 1677, 12°). Bayle désigne la troisième édition augmentée par l’auteur (Berlin 1695, 12°).

[8Sur la mort en 1692 de Théodore Georges Grævius, fils de Jean Georges, voir Lettre 854, n.2.

[11Etienne Chauvin, Nouveau journal des savants, mai-juin 1696, p.219-237 et juillet-août 1696, p.315-337.

[12Ezéchiel Spanheim, De nummo Smyrnæorum, seu de vesta et prytanibus græcorum diatriba, publiés dans l’ouvrage monumental de Grævius, Thesaurus Antiquitatum Romanarum, tome V (1696), p.659-701. Le titre de Spanheim fait l’objet de la seule variante significative de la copie manuscrite du fonds Turrettini, où le titre De Vesta et Prytanibus Græcorum est laissé en blanc mais la partie du titre concernant les médailles de Seguin est donnée en latin : cum selectis numismat[is] Seguini. Sur Ezéchiel Spanheim, voir l’article que lui conscre Chaufepié, s.v. et sur sa passion de numismate, Prosper Marchand, Dictionnaire historique, art. « Médailles ».

[13Jacob Gronovius, Thesaurus Græcarum Antiquitatum, in quo continentur effigies virorum ac fœminarum illustrium, quibus in Graecis aut Latinis monumentis aliqua memoræ pars datur [...]. Item variarum regionum Miranda (Lugduni Batavorum 1697-1702, folio, 12 vol.). A l’ouvrage de Gronovius sur les antiquités grecques correspondait celui de Grævius sur les antiquités romaines : Thesaurus antiquitatum Romanorum (Trajecti ad Rhenum 1694-1699, folio, 12 vol.), publié chez François Halma. Des comptes rendus des différents tomes de ces deux ouvrages monumentaux paraissaient régulièrement dans le JS, dans l’ HOS de Basnage de Beauval et dans les NRL de Jacques Bernard.

[15Il s’agit à l’origine d’une thèse soutenue à l’université de Bâle sous la présidence de Samuel Werenfels, Dissertatio de meteoris orationis quam Deo favente præside Samuele Werenfelsio eloq. prof., ad diem [28] et [29] Septemb. an. M. DC. XCIV. horis locoque solitis defendent Joachimus Lydius, Joh. Georgius Meyerus, Basileenses (Basileæ 1694, 4°). Elle devait être rééditée sous le nom de Werenfels (Amstelædami 1702, 1716, 8°) chez les Wetstein . Samuel Werenfels (1657-1740) fut qualifié comme pasteur en octobre 1677, mais sa mauvaise santé le dirigea plutôt vers une carrière universitaire. Après une peregrinatio academica accomplie en compagnie de Gilbert Burnet et de Friedrich Battier, il fut nommé professeur d’éloquence à l’université de Bâle ; en 1696, il soutint ses thèses en théologie et devint professeur de théologie polémique et dogmatique. En 1703, après la mort de son père, il devint professeur de l’Ancien Testament. En 1711, il fut nommé professeur du Nouveau Testament. Un recueil de ses sermons, publié sous le titre Sermons sur des vérités importantes de la religion (Bâle 1715, 8°), connut un énorme succès avec de très nombreuses rééditions. Werenfels et ses deux amis Jean-Frédéric Ostervald (1663-1747) et Jean-Alphonse Turrettini constituaient le célèbre « triumvirat théologique de la Suisse ». Parmi ses Dissertationum varii argumenti (Amstelædami 1716, 4°) et ses Opuscula theologica, philosophica et philologica (Basileæ 1718, 4° ; Lausannæ 1739, 4° ; Lugduni Batavorum 1772, 4°, 2 vol. ; Basileæ 1782, 8°, 3 vol.) se trouve un essai intitulé « L’Idée d’un philosophe », qui circula sous forme manuscrite et témoigne de l’influence philosophique de Malebranche sur le rationalisme théologique du début du XVIII e siècle. Cet écrit donna lieu à la composition d’un texte célèbre de Du Marsais qui devint par la suite l’article « Philosophe » de l’ Encyclopédie de Diderot et de D’Alembert : voir A.W. Fairbairn, «  L’Idée d’un philosophe, le texte et son auteur », in A. McKenna et A. Mothu (dir.), La Philosophie clandestine à l’âge classique (Paris, Oxford 1997), p.65-77.

[16Jean Le Clerc, BUH, novembre 1692, art. IV : compte rendu de Samuel Werenfels, Dissertatio, de Logomachiis Eruditorum, in septem partes suo quasque tempore in Academia ad disputandum propositas divisa (Basileæ 1692, 4°), publiée chez Jacob Wetstein.

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