Lettre 1255 : Michel Le Vassor à Pierre Bayle

A Londres ce 27 avril / 7 mai 1697

En relisant, Monsieur, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire [1], je me suis aperçu que j’ai oublié de vous marquer une reflexion que j’ai faite sur le dessein que vous avez de vous defendre sur ce que l’on vous objecte touchant les difficultez contre les dogmes de religion par les principes de M. Jurieu que ses adversaires ont combattus [2]. Permettez moi, Monsieur, de vous dire librement ma pensée comme votre serviteur et votre ami. Cela ne fera pas un bon effet dans le monde et l’on ne croira jamais que vous parliez sincérement en cette occasion. Car enfin un homme qui a de l’esprit et du discernement peut il gouter un principe d’où il s’ensuit qu’on ne peut être veritablement chrétien sans une espece d’enthousiasme ou de fanatisme ? En serez vous reduit à recourir à cette ridicule opinion de l’homme que vous combat[t]ez le plus ? La vérité de la revelation se connoit par des raisons capables de persuader tout homme de bon sens ; et quand on est convaincu de la divinité des Ecritures on y peut trouver tout ce qu’il faut croire pour être sauvé en la lisant avec attention et avec docilité. J’avouë que nous avons besoin dans l’une et l’autre occasion du secours du s[aint] Esprit pour arreter l’effort de • nos passions, qui se soulevent contre une doctrine qui les condamne. Sans cela elles pour[r]oient faire illusion à l’esprit en cette occasion. Il faut encore que Dieu arrete / [ou] diminue l’impression que les objets sensibles font sur nous afin que nous soions plus capables de gouter les biens que J[ésus-]C[hrist] nous promet et de craindre les maux • dont il nous menace. Mais tout celâ n’empeche pas qu’il ne soit vrai que nous sommes convaincus que Dieu s’est manifesté et qu’il a revelé certaines choses par des raisons solides et capables de persuader un homme qui cherche la verité de bonne foi. Si vous me demandez • comment Dieu fait cela en nous, je vous repondrai que n’aiant point une idée claire de l’ame ni de la maniere dont Dieu agit sur un esprit, je ne puis pas repondre à cela philosophiquement. Mais l’Ecriture sainte nous ap[p]rend que le secours de l’esprit de Dieu nous est necessaire, et la maniere dont les chretiens ont toujours prié en est encore une preuve certaine. Les principes de M. Jurieu donnent avantage aux prophanes qui nous reprocheroient une espece de fanatisme et d’enthousiasme. Mais une personne equitable ne peut pas, à mon avis, trouver à redire que nous disions, que Dieu sans interesser notre liberté trouve les moiens de nous faire surmonter nos passions et de nous faire vaincre l’impression forte des objets sensibles [3] ; en un mot de nous mettre en état • de pouvoir user bien de notre raison. Peut être que vous ne gouterez pas mon systeme mais enfin celui de M. Jurieu vous convient moins qu’à aucun autre et tout le monde croira / que vous aurez voulu rire et faire voir qu’on ne peut être convaincu de la verité de la religion par un raisonnement clair et convainquant.

Pardonnez moi la liberté que j’ai prise de vous parler de la sorte : je ne voudrois pas que vous eussiez à dos M. Jurieu et ses adversaires. M. Bertheau [4] vous saluë : je lui ai fait vos complimen[t]s comme vous l’avez souhaité. M. le chevalier Trumbull [5] m’a fort parlé de vous aujourd’hui : il est bien de vos amis, mais enfin je voudrois qu’il fist quelque chose : j’espere qu’il y pensera. Ces Messieurs remettent tout aprés la paix [6]. Je serai encore ici quelque temps avant que d’aller chez Mylord Pawlet  [7], je passerai par la maison de campagne de M. Trumbull pour chercher dans les papiers de sa maison, il croit qu’il peut y avoir encore quelque chose sur le concile de Trente [8].

Je suis de tout mon cœur et sans aucune reserve Monsieur votre trés humble et trés obeïssant serviteur
Le Vassor

Permettez moi de faire mes complimen[t]s à Mr et à M [m]e Basnage .

 

A Monsieur / Monsieur Bayle chez Monsieur / Leers Marchand Libraire / A Rot[t]erdam / Hollande •

Notes :

[1Cette lettre est perdue, comme toutes celles que Bayle adressa à Michel Le Vassor.

[2Bayle avait donc annoncé son intention de se défendre contre les accusations d’impiété en adoptant la position même de Jurieu sur la philosophie de la foi : c’est l’annonce des Eclaircissements et de la foi « aveugle », caractérisée par la citation de la Conversation du maréchal d’Hocquincourt avec le Père Canaye selon le texte de Saint-Evremond que Bayle avait publié intégralement et pour la première fois dans Le Retour des pieces choisies, ou bigarrures curieuses (Emmerick 1687, 12°) : « Point de raison, c’est la vraye Religion cela, point de raison ! » Il découle de cette remarque de Le Vassor que Bayle avait bien annoncé, dès 1697, cette prise de position « pyrrhonienne » et « fidéiste » comme une posture utile dans sa bataille contre les accusations de Jurieu. On constate que Le Vassor ne comprend rien à la position de Bayle sur la philosophie religieuse – pas plus que sur la philosophie politique – et s’empresse de défendre la théologie rationaliste, cible principale des attaques de Bayle dans le DHC, qui conclut précisément, selon la formule de Le Vassor, qu’« on ne peut être convaincu de la vérité de la religion par un raisonnement clair et convainquant ». C’est toute la portée de la définition de la philosophie chrétienne qui est en jeu : voir la lettre de Bayle à Naudis du 8 septembre 1698.

[3Dans les Entretiens de Maxime et de Thémiste, sa dernière œuvre, Bayle tournera cet argument contre la conception d’un Dieu créateur infiniment parfait – c’est-à-dire contre la théologie rationaliste préconisée par Le Vassor – car, si Dieu pouvait, au moyen de sa grâce, permettre aux hommes de surmonter leurs passions sans inhiber leur liberté, pourquoi ne l’a-t-il pas fait pour tous conformément à Sa Bonté infinie ? Voir Entretiens de Maxime et Thémiste, II e partie, ch. XV : « Examen de la réponse de Mr Jaquelot à la question, pourquoi Dieu a permis le péché », OD, iv.59-62.

[4Sur Bertheau (ou Berteau), voir Lettre 1252, n.8.

[5Sur Sir William Trumbull, voir Lettre 1078, n.2. Le Vassor voudrait que Trumbull « fist quelque chose » au moyen de son autorité politique pour protéger Bayle des attaques de Jurieu appuyées par les orangistes aux Provinces-Unies. Trumbull était aussi en correspondance avec Gijsbert Kuiper : voir La Haye, KB : 72 D 2.

[6La paix de Ryswick, signée le 20 septembre et le 30 octobre 1697 : voir Lettre 1315, n.15.

[7Sur Lord Paulet (ou Pawlet) , chez qui Le Vassor avait séjourné dans le Somerset, voir Lettre 1247, n.2.

[8Le Vassor, qui était alors en train d’éditer les mémoires de Francisco Vargas sur le concile de Trente, était très attentif à tout ce qui pouvait apporter de nouvelles informations sur le concile : voir Lettre 1200, n.10 et 12.

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