Lettre 1260 : Jacques-Gaspard Janisson du Marsin à Pierre Bayle

A Paris le 17 mai 1697

J’ai reçû, Monsieur, vôtre lettre du 2 de ce mois, et ai rendu aussitôt celle qui étoit pour Mr l’ abbé du Bos [1]. Je suis fâché que l’imprimé de Mr l’archevêque de Roüen [2] ne vous puisse pas servir, ce que j’en ai fait à l’égard des rognures, n’êtoit que pour épargner le port de la lettre. Cet abbé [3] m’a fait part des nouvelles littéraires que vous lui mandiéz*, • il s’en faudra de beaucoup que je vous en mande autant, mais j’espére que vous les recevréz d’aussi bon cœur que je vous les envoye. • Le printemps est pour les livres un veritable hiver. Je ne m’excuserai point sur la sterilité où l’on en est ici, causée en partie par la peur que les imprimeurs et libraires avoient üe au sujet de la taxe que l’on avoit proposé[e] au Conseil du Roi, de mettre sur les privileges des livres, laquelle pourtant a été enfin rejettée [4] : les imprimeurs et libraires avoient pour cela présenté une requête à Monsieur le chancelier où ils lui representoient le tort que cet impôt causeroit à tous les marchands libraires.

Il paroit ici depuis peu un petit livre de 30 pages in 12 intitulé, Lettre d’un historien demeurant à Paris, à un savant de province touchant quelques matiéres historique de médecine et de medecins à Paris 1697 PP qui signifient apparemm[en]t Popinocourt qui est le s[ieu]r Bernier [5] médecin qui est de Blois, et dont il nous a donné une histoire [6]. C’est aussi à lui qu’on a attribué un méchant livre qui parut il y a environ deux ans intitulé autant que je m’en peux souvenir, Pensées diverses du s[ieu]r Popinocourt [7]. Il attaque dans ce nouveau libelle, le Pére Menestrier jésuite ou un autre auteur, sans nommer, pour ne l’avoir pas cité au nombre des historiens [8]. Il attaque en particulier Mr Le Clerc auteur de l’ Histoire de la médecine [9] / qu’il traite de pitoyable etc. quoi qu’il me semble que ce soit bien à tort, puisque cette histoire a êté généralement applaudie et que Mr Dacier y a beaucoup puisé pour sa nouvelle traduction d’ Hyp[p]ocrate [10] dont le 1 er tome paroit depuis peu, et où il y a une préface de Mr l’ abbé Renaudot, qui a aussi pris quelque chose de Mr Le Clerc médecin.

A propos de Mr Dacier, je vous dirai qu’êtant allé ces jours passés dire au Roi le choix que l’Academie avoit faite [ sic] de Mr Cousin pour remplir la place de l’ ancien eveque de Dax [11], S[a] M[ajesté] lui répondit, Je le connois, c’est un homme de mérite et ajouta, l’Académie choisira toujours de meilleurs sujets d’elle même, qu’elle n’en prendra à la priére et recommandation[.] Mr Dacier en a fait le récit en pleine Académie, qui a temoigné une véritable joye de ce que le Roi ne vouloit point qu’on déférât aux sollicitations et aux brigues, mais qu’on donnât au mérite. Je souhaitte que le sentiment de Mr l’archevêque de Rheims sur le livre du cardinal Sfondrate [12], que je vous envoie, n’ait point encore paru en vos quartiers, afin que vous en ayiés l’agrément de la nouveauté.

Il paroit ici depuis peu un livre in 12 intitulé Histoire du marêchal Boucicaut grand connêtable de l’empire de Constantinople, gouverneur pour le Roi de l’Etat de Génes, et des provinces de Guyenne et de Languedoc, contenant les événemen[t]s les plus singuliers du regne de Charles 6, l’abregé de l’histoire du grand schisme d’Occident, et ce qui s’est passé de plus remarquable dans l’Europe et partie d’Asie depuis l’an 1378 jusqu’à 1415. Plusieurs personnes ne font pas grand cas de ce livre [13].

Il doit paroitre dans peu un 1 er tome de l’ Histoire de l’ordre de la Visitation de la Vierge par le Pére Menétrier, jesuite, à laquelle il y a huit ou dix ans qu’il travaille [14].

Mr Amelot de La Houssaye fait imprimer actuellement les lettres du cardinal d’Ossat [15] bien augmentées et corrigées avec / des notes en deux tomes in 4° sur les meilleurs manuscrits de la bibliothèque du Roi : cet ouvrage paroitra dans peu, et il y aura à la tête du 1 er tome le portrait de ce cardinal, où il y a ces deux vers au bas :

hîc Ossatus adest, obscurus origine, clarus

Ingenio, illustris purpurâ apostolicâ [16].

J’ai vû un manuscrit intitulé Les Raisons que le P[ère] Buffier a de ne se point soumettre à l’ archevêque de Roüen  [17]. Il se sert des mêmes raisons que les jansénistes ont allégué[es] pour ne point signer le formulaire, en desavoüant une partie du libelle intitulé Difficultés proposées etc. Je ne doute point que ce manuscrit ne soit imprimé dans la suite.

Voila, Monsieur, tout ce qui est parvenu à moi de plus curieux[.] Pour ce qui est de Mr l’abbé Genest, il est de provence et a êté secretaire de feu Mr Pellisson [18]. Il remporta le prix en prose de l’Académie françoise en 1671, laquelle piece a été imprimée [19] : ce fut lui aussi qui nous donna au commencement de l’année passée le portrait en prose du célébre Mr de Court neveu du fameux Mr Saumaise [20]. Ce même abbé est auteur de trois piéces tragiques de théatre qui ont paru, savoir Zélonide [21], Penelope [22] et Polymneste [23] ; les deux prémieres [e]urent beaucoup de succés, mais Polymneste échoüa quand il l’a donna [ sic] l’hyver dernier : il n’y a que Zélonide qui ait êté imprimée des trois.

Mon pére a reçû vôtre billet, et y a fait réponse il y a aujourd’hui huit jours [24].

J’ai une priére à vous faire, Monsieur, qui est de me vouloir bien dire le nom de l’auteur des remarques sur le Catholicon [25]. Je sai bien qu’il demeure à Metz ou aux environs, mais je ne sai point son nom. Il parle de vous fort avantageusement dans ses remarques[.] Nous donnera-t-il bientôt celles qu’il prepare sur le Baron de Feneste [26] etc.[?] Comptez que la confidence que vous m’en ferés, ne passera pas • plus ultra. /

Au reste je suis surpris, Monsieur, de ce que vous me marqués de s[ieu]r Jaques Fleurnoys [27], et de ce que vous en soyés si mal informé. Je vous dirai en confidence qu’il est actuellement resident dans vôtre ville de Rotterdam, et que c’est sous son couvert que vous recevrés cette lettre de même que vous en avéz deja reçû une.

Je croi que je n’ai plus rien à vous mander pour le present, sinon que j’ai oublié de vous dire que M me d’Aunoi nous a donné depuis deux tomes in 12 de contes, intitulés Les Fées [28], et que je suis sans reserve tout à vous.
J.

Quand vous m’écrirés • servés vous de l’adresse ci jointe pour moi et sur l’enveloppe de dessus A Monsieur / Monsieur Jouanne au coin de la rüe des Marais • du coté de la rüe de Seine chez un epicier fauxbourg Saint Germain à Paris.

Faites moi part tant des nouvelles litteraires que de celles de la paix quand vous me ferés l’honneur de m’écrire. On parle ici d’un siége que nous allons faire en Flandres [29].

 

A Monsieur / Monsieur Bayle / A Rotterdam

Notes :

[1La lettre du 2 mai adressée à Janisson du Marsin (Lettre 1251) et celle de même date adressée à l’ abbé Dubos (Lettre 1250).

[2Il s’agit sans doute de la lettre pastorale de Jacques Nicolas Colbert, archevêque de Rouen, qui provoqua une querelle avec les jésuites : il en avait été question dans la lettre de Dubos du 19 novembre 1696 (Lettre 1176) et il en sera question de nouveau plus bas dans la présente lettre : voir ci-dessous, n.17. Janisson du Marsin devait envoyer la réponse de Buffier avec sa lettre du 31 mai (Lettre 1266).

[3Les nouvelles littéraires de la lettre de Bayle à Dubos du 2 mai (Lettre 1250).

[4Au début de l’année 1697, pour renflouer les caisses de l’Etat et pour lutter contre l’impression de livres considérés comme dangereux, certains conseillers de Louis XIV proposèrent de taxer les privilèges des ouvrages imprimés. Voir les Lettres historiques contenant ce qui se passe de plus important en Europe (La Haye 1697, 12°), avril 1697, xi.410 : « On a proposé entr’autres au conseil des Finances de mettre en parti les permissions d’imprimer, dont les droits appartiennent à M. le chancelier, et supposé que ces droits lui soient conservez, comme on le croit, ces permissions deviendront fort chères, et ôteront, peut-être, aux libraires la démangeaison d’imprimer tout ce qu’on leur présente. » Le chancelier Louis Boucherat ne se montra pas favorable à ce projet, qui fut abandonné : ibid., mai 1697, xi.523 : « La taxe sur les livres, dont je vous parlai le mois passé, n’aura point de lieu. On a remontré au Roi, qu’elle ap[p]orteroit moins d’argent que de préjudices aux libraires, aux auteurs, et à toutes les gens de lettre. » Selon le témoignage d’ Henri Basnage de Beauval, ce périodique était rédigé, à cette date, par Jacques Bernard : voir Sgard, Dictionnaire des journaux, n° 822.

[7Sur cet ouvrage de Jean Bernier, voir Lettre 1168, n.11.

[8Voir Jean Bernier, Réflexions, pensées et bons mots qui n’ont point encore esté donnés. Par le sieur de Pepinocourt (Paris 1696, 12°), p.23 : « Un historien dont l’ouvrage avoit eu un applaudissement general, ayant été ômis pour de méchantes raisons par un auteur, dans une liste d’historiens, il ne répondit à ceux qui voulurent le faire parler sur cette injustice que les paroles d’un grand historien (Tacite, Annales, lib. 3 de funera Juniæ) : Viginti clarissimarum familiarum imagines ante latæ sunt, sed præfulgebant Cassius atque Brutus eo ipso quod ipsorum effigies non visebantur. » Comme on le voit, Bernier ne donne aucune indication quant à l’auteur qu’il vise : il est possible qu’il s’agisse du Père Ménestrier ou, plus probablement, d’ Adrien Baillet dans son Jugemen[t]s des sçavan[t]s sur les principaux ouvrages des auteurs (Paris 1685-1686, 12°, 9 vol.) : iii.IV.155-156 : « [Critiques historiques] des provinces et villes de France », où Bernier aurait pu s’attendre à voir figurer son nom en tant qu’historien de Blois.

[10Sur cette traduction d’ Hippocrate par André Dacier, voir Lettre 1257, n.13.

[11Louis Cousin devait entrer à l’Académie française le 15 juin 1697. Il y succéda à Paul-Philippe de Chaumont, évêque de Dax.

[15Nicolas Amelot de La Houssaye, Lettres du cardinal d’Ossat. Nouvelle édition corrigée sur les manuscrits originaux, avec des notes historiques et politiques (Paris 1698, 4°, 2 vol.).

[16« Ici se trouve Ossat, obscur par l’origine, célèbre par le génie, illustre par la pourpre apostolique. »

[17La querelle opposant le Père Claude Buffier à l’archevêque de Rouen, Jacques-Nicolas Colbert, provoqua la diffusion de plusieurs libelles, dont la Lettre d’une dame de qualité à une autre dame sçavante (Mons 1697, 12°) au sujet des Difficultez proposées à Mr de Rouen sur les livres qu’il avoit indiqué[s] pour estre lus par ses ec[c]lesiastiques de Claude Buffier : sur ce dernier ouvrage, voir Lettre 1176, n.67. Le manuscrit dont il est fait mention ici ne semble pas avoir été publié. Voir aussi Lettre 1266, n.2.

[18Sur l’ abbé Charles-Claude Genest, voir Lettres 1125, n.6, et 1137, n.4.

[19En 1671, Charles-Claude Genest remporta le prix de l’Académie française pour son ode Sur les duels, publié dans le recueil factice intitulé Discours de la gloire [...]¸ recueil de pièces d’éloquence et de poésie présentées à l’Académie françoise (Paris 1671, 8°).

[20Genest, Portrait de M. de Court (Paris 1696, 8°).

[21Genest, Zélonide, princesse de Sparte, tragédie (Paris 1682, 12°), jouée pour la première fois, avec un certain succès, le 4 février 1682 au Théâtre de l’hôtel Guénégaud, rue Mazarine.

[22Genest, Pénélope, tragédie (Paris 1703, 8°), imprimée d’abord chez Adrien Moetjens sous le titre Pénélope ou le retour d’Ulysse de la guerre de Troye, pouvant servir de suite aux Avantures de Télémaque (La Haye 1702, 12°). La pièce avait été créée le 22 janvier 1684 au théâtre de l’hôtel Guénégaud.

[23Genest, Polymneste, tragédie fut représentée une seule fois, le 12 décembre 1686 ; elle ne fut pas imprimée.

[24Le billet de Bayle – qui était daté du 2 mai – ne nous est pas parvenu ; la réponse de Janiçon date du 10 mai : voir Lettre 1257, n.1.

[25Jacob Le Duchat, éditeur de la Satire ménippée : voir Lettre 922, n.1.

[26Sur cette édition par Jacob Le Duchat des Aventures du baron de Fœneste d’ Agrippa d’Aubigné, voir Lettre 1027, n.8 et 9.

[27Sur Gédéon (et non pas Jacques) Flournois, voir Lettre 1251, n.3.

[28Sur ces contes de M me d’Aulnoy et sur la mode des fées, voir Lettre 1180, n.5.

[29Voir dans la Gazette, les nouvelles de Tournay du 13 mai 1697 : « Toutes les troupes qui doivent composer les armées du Roy sont arrivées sur les frontières des Païs-Bas » : les troupes étaient sous la commandement du maréchal de Catinat.

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